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Page:Ratel - La Maison des Bories.pdf/201

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LA MAISON DES BORIES

La jument trottait ferme, sur la route plate. Encore quelques minutes et les lumières de Chignac trembleraient au loin dans l’air humide. Il aurait fallu verser dans ces dernières minutes une essence infiniment précieuse, de quoi embaumer toute une vie de souvenir, mais elles ne contenaient rien que l’instabilité angoissée qui prélude aux séparations.

Et voici la petite maison du cantonnier avec une seule fenêtre éclairée au bord de la route…

— Il faudra vous changer en arrivant à l’hôtel et demander qu’on vous allume du feu, dit tout à coup Isabelle. Et si vous aviez pris froid, n’oubliez pas : cinq à six gouttes de teinture d’aconit dans du lait chaud et des sinapismes aux jambes.

Il ne put s’empêcher de sourire sous ses larmes. Oui, c’était bien ainsi qu’elle devait le quitter, inflexible et maternelle. Quelle belle unité il y avait dans la loi qui gouvernait les êtres, à travers tant d’incohérence et de contradictions ! Cette pensée le réconforta un peu dans son malheur. Ce n’était guère plus qu’un ver luisant dans un tunnel, mais cela suffisait à vous rappeler que la lumière existait et qu’on l’avait autrefois goûtée.

Quand la voiture s’arrêta, on entendit le silence de la campagne, les feuilles qui s’égouttaient, les rigoles qui coulaient avec un rire rauque et bas au fond de l’ombre.

La jument encensait, secouait les gourmettes comme pour dire : « Allons ! Allons ! » Le chien s’ébrouait, joyeux. Carl-Stéphane se pencha sur les mains d’Isabelle, mais elle prévint son mouvement et serra virilement les siennes. Comme il se redressait, il sentit contre sa joue une joue froide et mouillée, des lèvres chaudes.

— Adieu, mon petit enfant, dit-elle à voix basse. Je vous souhaite la plus belle revanche. Vous verrez plus tard que tout cela n’était rien.