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Page:Ratel - Trois parmi les autres, 1946.djvu/24

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trois parmi les autres

qui s’éprenaient d’un magot patiné et finissaient par l’emporter dans leur sac à main, après quelques minauderies. D’autres, préférant la chair fraîche à l’ivoire, se prenaient pour Antoinette d’une singulière affection, souvent plus sincère que celle pour laquelle elles étaient payées. À grand renfort de sentimentalité poisseuse, elles tentaient de constituer un triangle pseudo-familial dont la perspective attendrissait le père aux larmes, lui qui n’avait jamais pu supporter la famille : il ressentait comme une injure personnelle la hauteur avec laquelle Antoinette accueillait des protestations de tendresse où lui-même ne voyait qu’un effet de l’amour que lui vouaient de charmantes créatures calomniées. Quand la jeune fille parvenait enfin à se libérer, c’était au prix de ces mots qui creusent un abîme entre les êtres.

Annonciade, mise au courant de ces drames intimes, croyait vivre un roman. Son amie lui paraissait digne d’être insérée toute vive dans une vieille légende germanique ou dans un film américain — dans une de ces histoires, enfin, où l’on voit une vierge, Brunhilde ou Maud, honorée d’un destin exceptionnel, accomplir des prouesses qui lui valent l’admiration des foules.

Ainsi les vies des deux amies se trouvaient, à vingt ans, si fortement entrelacées que le plaisir de se trouver réunies leur tenait lieu de tout, même lorsqu’elles restaient l’une à côté de l’autre sans parler, comme en ce dimanche de juillet, où elles subissaient, silencieuses, et fumant de molles cigarettes, la torpeur qui accablait les marronniers sous leur charge de poussière au goudron.