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Page:Ratel - Trois parmi les autres, 1946.djvu/37

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TROIS PARMI LES AUTRES

Puis elle s’était tue, se laissant couler au fil des souvenirs et les deux sœurs, qui allaient vers l’inconnu, construisaient silencieusement, chacune pour son propre compte, des images qu’elles oublièrent à la descente du train.

La station d’arrivée est une gare régulatrice et la petite bourgade ne tire pas moins d’orgueil de cette fonction que de ses fouilles gallo-romaines. Mais ni le va-et-vient des locomotives, ni le passage forcené des rapides n’arrivent à dissiper l’ennui qu’exhalent les wagons de marchandises morfondus sur les voies de garage.

L’impression morne qui plombe la nuque et les paupières des voyageuses s’accentue devant la place de la gare, lieu triste par essence, mais qui paraît, ici, plus triste que lui-même.

Antoinette détourne les yeux des voitures qui attendent, rangées sur le terre-plein, attelées de chevaux patients qui contemplent sans fin, derrière la palissade, les buis du chef de gare. Elle essaie de repousser la vision fantôme qui a surgi et veut s’imposer : une charrette anglaise, attelée d’un petit cheval qui fait tinter ses gourmettes ; un grand beau vieillard aux moustaches blanches de chef gaulois lui parle pour le calmer, pendant qu’une jeune femme et une petite fille se hissent légèrement sur le marchepied. Le vieillard monte à son tour ; il y a du bonheur sur son visage et dans la voix de la jeune femme qui répond musicalement : « Oui, mon cher père, nous avons fait très bon voyage, » et la charrette démarre et file au trot du petit cheval plein de caprice et de gaieté.

C’est cela qu’Antoinette redoutait en revenant ici : l’assaut que les souvenirs de la vie réelle vont