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Page:Reclus - L'Homme et la Terre, tome III, Librairie universelle, 1905.djvu/570

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l’homme et la terre. — chevaliers et croisés

l’histoire même de leurs conflits avec le monde civil témoigne de l’audace avec laquelle ils ambitionnaient aussi le pouvoir temporel. Les possessions mêmes qu’ils finirent par obtenir en Italie ne représentaient encore que la plus faible partie de leur puissance matérielle. Par l’intermédiaire de leurs légats qui exerçaient une juridiction sur toutes les églises, et exigeaient la dîme, ils s’ingéraient dans toutes les causes où leur intérêt direct ou indirect se trouvait impliqué, et faisaient manœuvrer dans ce sens leurs armées de prêtres et de moines, n’ayant que l’Eglise pour famille. Tous les faits de la vie civile, mariages, testaments, naissances et morts, promesses et serments, paroles mêmes de la conversation journalière, aveux de la confession, intrigues et accaparements de fortunes et de pouvoir qui en résultaient, tout se trouvait être de leur ressort, et de cette manière ils étaient souvent plus rois que les rois eux-mêmes : « c’est par là que l’histoire de chaque peuple est toujours l’histoire de Rome »[1].

Un seul souverain, parmi les princes d’Europe, avait obtenu d’être lui-même légat du pape, de manière à pouvoir aussi diriger ses prêtres et se soustraire ainsi à leurs continuelles interventions : cet habile diplomate fut le comte normand Roger, le conquérant de la Sicile sur les Mahométans ; et le pape qui lui accorda ce privilège capital fut le fanatique Urbain II, si zélé pour les croisades. La monarchie de Sicile acquit ainsi un droit d’autonomie ecclésiastique, objet d’envie pour les autres États, et put échapper au chaos produit par le conflit des deux pouvoirs en lutte. Nulle part les diverses formes de civilisation, bysantine et arabe, chrétienne et mahométane, ne se marièrent d’une façon plus intime que dans la Sicile, laboratoire politique resté longtemps ignoré des historiens malgré l’importance réelle qu’il acquit dans le mouvement des idées européennes[2].

Si le but poursuivi par les deux pouvoirs rivaux était bien le même, l’un et l’autre avaient à leur service des armes différentes et employaient un langage particulier. Le pape, fort de l’adhésion que ses ennemis eux-mêmes donnaient en toute ignorance à la légitimité de son vicariat divin, avait le droit de formuler ses revendications en paroles mystiques, que l’on écoutait avec un effroi religieux, comme si sa voix descendait du ciel, tandis que les rois et les barons

  1. Voltaire, Essai sur les Mœurs, t. I, ch. xli.
  2. Ernest Nys, Le Développement économique et l’Histoire, p. 8.