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Page:Reclus - L'Homme et la Terre, tome IV, Librairie universelle, 1905.djvu/342

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l’homme et la terre. — la renaissance

dans ses communes, et que la plupart des lettrés avaient déjà dépassé l’étroite conception de patrie, sans avoir encore compris que tout oppresseur est l’ennemi. C’est ainsi que les Français de Charles VIII, « déplorables, malhonnêtes et mal réglés », n’en eurent pas moins très aisément le renom de héros. Comme le dit Comines, ils vinrent « la craie en la main des fourriers pour marquer leur logis sans autre peine ». Mais il leur fallut pourtant repasser précipitamment les Alpes hors de ce pays au sol perfide où ils eussent risqué de périr jusqu’au dernier.

Les guerres qui suivirent, sous Louis XII, et même sous François Ier, furent dictées également par la hantise du Midi : au fond, c’étaient de nouvelles invasions de barbares, comme celles qui avaient ébranlé le monde mille années auparavant. Au point de vue politique et militaire, ces expéditions étaient absurdes et imprudentes, il était d’autant plus dangereux de s’aventurer au loin, par delà les Alpes aux périlleux sentiers, dans le Milanais, dans les Romagnes, même dans le Napolitain, que la France restait ouverte et menacée sur ses frontières du Nord. Aussi le résultat de ces campagnes ne pouvait être que désastreux au point de vue matériel. Et cependant, il en résulta un bien indirect. Pendant deux générations, la France militaire avait vécu dans le rêve, attirée vers le Midi par de beaux tableaux, des statues et des livres que l’éclat de la Renaissance mettait splendidement en lumière. Plus tard, d’autres barbares que les Français et que leurs alliés, les Suisses, flétris par les vers de l’Arioste[1], « quei villan bruti », vinrent prendre part au pillage ; à leur tour les Allemands de Charles-Quint, commandés par le connétable de Bourbon, renouvelèrent dans Rome les hauts faits des Goths et des Vandales. Les phénomènes d’endosmose et d’exosmose qui se produisent dans les corps organisés ont également lieu dans le corps social. En vertu de sa prééminence même dans le monde intellectuel et moral, l’Italie se livrait en proie aux peuples voisins, et, selon le degré de culture des hommes qui participaient à la curée, elle donnait aux uns des ripailles et des festins, ou bien de l’or, des pierres, des bijoux, aux autres le trésor impérissable de la science et de l’art. Le domaine de la Renaissance s’étendait ainsi dans les contrées environnantes, mais par le fait même du contact et de la propagation des idées, non par la volonté des maîtres, comme le prétendirent des historiens subissant le mirage du pouvoir. La flatterie a

  1. Orlando furioso.