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Page:Reclus - L'Homme et la Terre, tome IV, Librairie universelle, 1905.djvu/344

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l’homme et la terre. — la renaissance

l’étiquette. On sait comment les prêtres avaient su profiter de la ligue des cités contre les seigneurs pour se substituer à cette « sainte Fraternité » et transformer l’unité civile en un tribunal ecclésiastique, l’Inquisition. Ces défenseurs de la foi s’acharnèrent contre toute pensée indépendante. Leur premier souci fut de brûler les bibliothèques et de fermer les écoles et les bains. Puis ils s’en prirent à tout le passé, renversant les édifices, murant les chefs-d’œuvre d’arabesques, pour les remplacer par de grossiers badigeonnages, vouant les travaux d’irrigation à l’abandon, exhumant des millions de cadavres, toutes les générations défuntes, pour en faire des feux de joie. Ici même, sur cette terre, les flammes matérielles, symbole de ces flammes de l’enfer qui ne s’éteindront jamais, devaient exterminer tous les hérésiarques et relaps, Juifs, Maures et surtout penseurs libres !

Dès l’an 1492, l’année même qui vit la prise de Grenade et la découverte de l’Amérique, la persécution des Juifs espagnols fut inaugurée d’une manière atroce. Le baptême est déclaré obligatoire, et tout Juif qui s’y refuse est tenu de quitter le royaume dans un délai de trois mois sous peine de mort et de confiscation des biens. Ceux qui repoussent l’abjuration et préfèrent le bannissement restent libres, jusqu’au départ, de disposer de leur fortune, mais non d’en emporter la valeur en or ou en argent ; c’est donc la ruine absolue : les malheureux fuient de tous côtés, mais la chasse à l’homme est déchaînée, la cruauté des souverains autorisant celle des sujets, on dépouille, on massacre les fugitifs. Quatre-vingt mille Juifs cherchent un passage vers la mer à travers le Portugal, et le roi Joâo II leur vend le transit au prix de huit écus d’or par tête. Deux à trois cent mille proscrits se dispersent en Afrique et en Orient ; il ne reste que des traîtres, des apostats, les marranos, livrés d’avance à la suspicion et à des persécutions nouvelles.

De pareils attentats contre toute une race ayant eu jusqu’alors le monopole comme intermédiaire du commerce ne pouvaient être tentés sans avoir pour conséquence un retour complet vers la barbarie primitive, si les Juifs n’avaient pu être remplacés par des rivaux, chrétiens ou prétendus tels. Or ces chrétiens empressés à prendre la succession des Juifs se présentaient en foule, surtout des Italiens, des Flamands, des Souabes. Les grands mouvements géographiques causés par l’accroissement en étendue du monde commercial expliquent ce déplacement des centres d’activité. Tout d’abord, la fermeture des chemins orientaux par les Turcs