Aller au contenu

Page:Reclus - L'Homme et la Terre, tome IV, Librairie universelle, 1905.djvu/464

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
432
l’homme et la terre. — colonies

Les grands dangers nationaux, les maladies des chefs, les signes de mauvais augure exigeaient du sang, surtout celui des enfants les plus forts, des jeunes filles les plus belles. En dehors des ordres de l’Etat, la volonté individuelle ne se manifestait en rien ; les mariages se faisaient conformément au choix des maîtres et, d’ailleurs, toujours dans le cercle d’un étroit parentage et entre habitants d’un même village. Le droit d’aller et de venir n’était même pas toléré : si les courriers avaient à porter les ordres du souverain de l’une à l’autre extrémité de l’empire, les cantonniers ne pouvaient pas dépasser la part de chemin dont l’entretien leur était confié, et le laboureur restait fixé sur le lopin dont la moisson lui était dévolue. La police suivait chaque individu dans toute son existence, impossible d’échapper à la surveillance de ce grand œil de l’État, du soleil qui voit toutes choses. Les têtes étaient façonnées d’avance suivant les classes et le genre de travail auquel on les destinait : on avait pris soin de donner des formes monstrueuses aux crânes des gens condamnés à la servitude absolue ; l’homme réputé infâme était affligé d’avance d’une tête d’infamie, tandis que l’on admettait certaines tribus, particulièrement protégées, au bonheur de porter les oreilles en éventail[1].

Ainsi la docilité des peuples du plateau, Quitu, Quichua, Aymara, Atacama, Chunchos, était obtenue d’une façon complète ; le roi Soleil avait des sujets selon son cœur. Mais, quoique ayant le titre de dieux et étant adorés comme tels, les Inca étaient de simples hommes, d’autant plus exposés à l’ignorance que personne autour d’eux ne leur disait la vérité, d’autant plus en danger de succomber à la folie qu’ils pouvaient prendre au sérieux le langage de leurs flatteurs. Et ces traits d’ignorance et de folie ne manquèrent point. C’est grâce à la guerre de deux compétiteurs que les Espagnols purent entrer dans l’empire désuni, grâce à la stupidité d’Atahualpa que Francesco Pizarro put le tenir dans sa forte main comme un pantin dont il tirait les fils, grâce à l’irrésolution de ces millions de sujets sans énergie, sans volonté, qu’un petit nombre de bandits résolus purent s’emparer d’un territoire tellement immense qu’ils étaient loin de s’en faire une idée. D’ailleurs, les Péruviens étaient tout prêts à se prosterner devant les nouveaux dieux. Ne voit-on pas un fils même des Inca, Garcilaso de la Vega, lécher les mains

  1. Ch. Wiener, Pérou et Bolivie ; — Edm. Gosse, Déformation des Crânes.