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l’homme et la terre. — le dix-huitième siècle

tous les Acadiens dans les églises pour leur annoncer que leurs terres, leurs maisons, leurs troupeaux étaient confisqués par la couronne et « qu’ils seraient eux-mêmes déportés, mais que le roi gracieux, dans sa grande bonté, comptait bien avoir toujours en eux des sujets fidèles en quelque endroit du monde où le sort dût les jeter ». Ce fut « le grand dérangement » : quelques milliers d’Acadiens s’enfuirent et furent recueillis dans les clairières des forêts par les Peaux-Rouges amis, d’autres, qui résistèrent aux capteurs, furent massacrés ; mais le gros de la nation, près de huit mille individus, fut réparti dans les diverses colonies américaines pour y travailler les plantations de cannes à sucre ou de tabac, à côté des nègres esclaves ; des centaines échouèrent en Angleterre, quelques-uns revinrent en France, notamment à Belle-Isle-en-Mer, où on leur fit une petite concession de terre. Nombre de fugitifs retournèrent plus tard en Acadie, lorsque les Anglais en lutte avec les colonies américaines cherchèrent à se concilier les colons d’origine française. Actuellement les descendants des Acadiens y sont au moins dix fois plus nombreux qu’à la veille du « grand dérangement » ; mais ils ne forment plus de groupe homogène au point de vue ethnologique et se mêlent diversement aux éléments écossais, anglais, irlandais, Scandinaves, allemands. Le poème d’Evangeline où Longfellow raconte les abominations du bannissement est devenu classique pour les fils des colons qui dépouillèrent les malheureux Acadiens.

La perte de l’Acadie et des terres voisines placées devant l’estuaire du Saint-Laurent devait désormais rendre très difficiles les communications de la France avec les colonies canadiennes bordant en amont les deux rives du fleuve. Le demi-cercle des possessions françaises qui se déployait autour des colonies britanniques, de la bouche du Saint-Laurent à celles du Mississippi, se trouvait rompu à son point de départ. D’ailleurs ce cercle d’investissement était en grande partie fictif : le grand hémicycle de la Nouvelle France, dans son développement formidable de 2 500 kilomètres, n’avait qu’une illusoire réalité en dehors du Canada proprement dit. Quelques postes, fort éloignés des uns des autres, séparés par d’immenses prairies, de larges rivières, des marécages, des forêts difficiles à traverser, contenaient un petit nombre de centaines d’habitants, et, dans le reste du territoire, l’influence française n’était représentée que par de rares « voyageurs » ou marchands de pelleteries, presque tous métis ou « bois brûles », jargonnant à peine