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Page:Reclus - L'Homme et la Terre, tome IV, Librairie universelle, 1905.djvu/604

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l’homme et la terre. — le dix-huitième siècle

pauté de trois cent mille habitants. Il avait dû se faire maquignon d’hommes pour se procurer en dehors de la Hesse la quantité voulue de chair humaine.

Et pourtant le peuple naïf, pourtant ces mêmes philosophes qui se donnaient pour mission d’étudier l’âme humaine et de pressentir les intentions secrètes se laissaient aller à l’illusion des « bons princes » ! Ils espéraient qu’un bras puissant détournerait cette révolution dont on entendait déjà le grondement rapproché. Evidemment, Voltaire obéissait à l’empire de cette illusion, d’ailleurs jointe à un sentiment de vanité enfantine et de courtisanerie lorsqu’il devenait l’intime de Frédéric II, son conseiller et le correcteur de ses effusions poétiques ; Diderot croyait aussi à la transformation des peuples par une volonté souveraine, lorsqu’il pérorait devant l’impératrice Catherine et lui exposait naïvement tous ses plans de rénovation sociale. Les empereurs d’Allemagne furent aussi philosophes à leur manière, ainsi que scrupuleux observateurs de l’étiquette, défenseurs du droit divin et adversaires acharnés de la Révolution. Enfin les papes eux-mêmes, les représentants de Dieu sur la terre, c’est-à-dire par définition les oppresseurs de toute liberté intellectuelle, firent bonne mine aux philosophes et se réclamèrent de leur amitié : c’est à un pape que Vico dédia son œuvre sur la Scienzia Nuova, d’ailleurs très sincèrement, tandis que Voltaire mettait une pointe d’ironie à inscrire un autre nom de pape sur la feuille de dédicace de son Mahomet. Bien plus, on vit Clément XIV, entraîné par l’exemple des rois réformateurs, dissoudre officiellement la compagnie de Jésus (1773) qui, mieux adaptée à la lutte que la Papauté même, devait subsister, d’autant plus forte qu’elle agirait en secret, et réadapter l’Église aux exigences contemporaines. Les événements ultérieurs démontrèrent à chaque nouvel essai combien funeste était cette illusion de la confiance naïve dans les « bons tyrans », mais que de fois cette illusion devait-elle se renouveler sous d’autres formes, lorsque la monarchie parlementaire, puis la bourgeoisie républicaine, enfin les socialistes d’État s’engagèrent, successivement portés par les encouragements populaires, à réaliser l’idéal de la liberté et de l’égalité des citoyens : ces trésors seront conquis, ils ne sont point donnés.

Dans leur simplicité d’enfants, les délégués des nations malheureuses ou des États en formation s’adressaient aux philosophes les plus fameux