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Page:Reclus - L'Homme et la Terre, tome IV, Librairie universelle, 1905.djvu/96

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l’homme et la terre. — les communes

elle lui permettait aussi de donner aux diables les formes les plus chimériques, les contorsions les plus bizarres, mais ces groupes taillés n’en témoignaient pas moins d’une hantise de naturisme très éloignée du sentiment de la foi chrétienne.

On a pu se demander également si les colonnades des nefs épanouissant leurs faisceaux de branches vers le sommet des voûtes n’imitaient pas les allées majestueuses des forêts où l’on voit haut dans le ciel s’étaler superbement les lourdes ramures aux feuilles retombantes. De même il n’est pas impossible que les Arabes aient pris dans la pastèque ouverte le modèle des stalactites et des pendentifs qui émerveillent dans l’Alhambra, car l’homme, accoutumé à la vue de certaines formes, a la tentation naturelle de les reproduire ou du moins d’y prendre un motif d’ornement. C’est ainsi que, pour sa demeure, le primitif a souvent imité la caverne des fauves, les toits rustiques des singes et les galeries des fouisseurs, ainsi que, pour ses étoffes, il a pris pour modèles les tissus fibreux autour des stipes de palmiers et de bananiers, et que, pour ses armes, il a copié les épines et les dards des plantes, les cisailles et les poignards des animaux de proie[1].

Ce que les chrétiens, vraiment brûlés du zèle de la foi, pensaient de toutes ces magnificences du métal, du marbre et de la pierre, de toutes ces belles sculptures, des mille objets gracieux qui décoraient la basilique, le vrai pape du douzième siècle, le grand saint Bernard, le dit dans son Apologie[2] : « O vanité des vanités, moins vaine encore qu’insensée ! Des richesses des pauvres, on repaît les yeux des riches… Pourquoi ces singes impurs ? ces lions féroces ? ces monstrueux centaures ? ces hommes-bêtes ? ces tigres bariolés ? ces soldats qui combattent ? ces chasseurs qui sonnent de la trompe ?… Si nombreuse enfin et si étonnante apparaît partout la diversité des formes que le moine est tenté d’étudier bien plus les marbres que les livres, et de méditer ces figures bien plus que la loi de Dieu. »

Mais les mystiques de nos jours, prenant la défense de l’Eglise au siècle de saint Bernard contre saint Bernard lui-même, cherchent à nous démontrer que les monuments religieux du moyen âge, parfaits dans leur ensemble aussi bien qu’en chacune de leurs parties, représentent

  1. Désiré Charnay, Mission scientifique, 1881.
  2. S. Bernardi Apologia, ad Guillelmum S. Theodorici abbatem, cité par Nap. Peyrat, Les Réformateurs de la France et de l’Italie, au douzième Siècle, pp. 25, etc.