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Page:Reclus - L’Homme et la Terre, tome 1, Librairie Universelle, 1905.djvu/282

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l’homme et la terre. — familles, classes, peuplades

C’est aussi dans le monde antérieur à l’homme que naquit et se développa cet esprit d’obéissance et d’abandon moral, encore si commun à notre époque, qui permit la naissance des monarchies en un grand nombre de sociétés humaines et qui, pendant le cours de l’histoire, facilita la fondation de ces fameux empires où des milliers d’hommes étaient heureux de se prosterner dans la poussière sur le passage d’un de leurs semblables. Que de fois le dernier hommage de ceux qui périssaient pour le caprice d’un monarque ne s’est-il pas élevé vers celui qui d’un signe les envoyait à la mort ! Cæsar, morituri te salutant ! ce n’était point la suprême ironie du désespoir, mais bien le dernier acte de l’adoration.

Dans un des petits États des îles Palaos, les chefs portent le titre de mad[1] ou « mort » : nul, pense-t-on, ne peut les regarder sans mourir.

La tendance à l’imitation est aussi un des phénomènes naturels qui ont le plus contribué à développer l’esprit monarchique dans l’humanité : le faible aime à se modeler sur le fort, le pauvre sur le riche, le laid sur le beau et même le beau sur le hideux devenu souverain.

Il était donc inévitable que le fait d’imitation spontanée fût par degrés érigé en loi, en devoir. Là où la force est solidement constituée, quel est le sujet qui oserait se soustraire à l’obligation de copier son maître ? L’imitation se fait donc, lointaine, respectueuse, par la population tout entière, et cette imitation se changeant peu à peu en une sorte de stupeur, la parole, la pensée deviennent d’autant plus serviles.

Ainsi dans les îles Fidji, lorsqu’un chef tombait sur un sentier raboteux, tous ses compagnons affectaient de tomber également, et si un seul homme restait debout, il était tout aussitôt frappé par ses camarades comme un insolent et un rebelle[2]. De même, lorsque le « Grand Roi », vieillard et cacochyme, se plaignait du poids des ans, quel courtisan ne prétendait au mérite d’être comme lui faible et souffreteux ? Une reine a-t-elle le malheur d’être laide ? Ressembler à sa laideur est devenu la grande beauté. Est-elle difforme ? Il convient de se donner l’apparence d’une difformité semblable.

  1. Miklukho-Maklaï, Izvestiya Rousskavo Geograf. Obchtchestva, 1877.
  2. J. Soury, Etudes historiques sur… l’Asie antérieure, p. 321.