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Page:Reclus - L’Homme et la Terre, tome 2, Librairie Universelle, 1905.djvu/168

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l’homme et la terre. — égypte

riveraines du Nil devaient être plus élevées qu’elles ne le sont actuellement. De nos jours, elles sont construites de manière à soutenir un flot de crue s’élevant à 8 mètres au plus en amont de la « fourche » du delta ; or, la statue du Nil qui se trouve au musée du Vatican et que Vespasien avait dédiée à César Auguste est entourée de seize enfants portant des cornes d’abondance et représentant, dit-on, les « seize coudées » qui correspondent à une crue de grande portée : seize coudées égyptiennes équivalent à 7 mètres 20, ce qui de nos jours est bien, devant le Caire, le flot d’une ample inondation. Il n’y aurait donc pas eu de modifications dans le régime du fleuve depuis deux mille ans.

C’est avec une poignante anxiété que les riverains devaient attendre la montée de cette crue fécondante des eaux, dont dépendait leur existence. Avec quel plaisir on voyait apparaître le petit crocodile ou ack, précurseur divinisé qui venait avec la première nappe d’inondation. Puis on suivait avec sollicitude chacun des phénomènes successifs de la crue, d’abord la poussée des eaux « vertes » produites par les débris de végétation corrompue des marais du Nil Blanc ; ensuite l’arrivée des eaux « rouges », dues aux argiles qu’entraînent les torrents de l’Ethiopie, réunissant leur flot dans le Nil Bleu et dans l’Atbâra. Lorsque le niveau du courant fluvial affleure la crête des digues, le moment solennel est arrivé ; on enlève les vannes ou plutôt les remparts de terre qui empêchaient l’entrée de l’eau limoneuse dans les canaux d’irrigation. « Salut, ô Nil, toi qui viens donner la vie à l’Egypte ! » s’écriaient les prêtres, et la foule applaudissait avec frénésie. Un témoin de terre laissé au milieu du canal est bientôt rongé par le flot qui s’y précipite. C’est la « fiancée » du fleuve, dit le symbolisme populaire qui s’imagine que tout bienfait des dieux doit être compensé par un sacrifice : on jette aussi une poupée dans le courant, peut-être en souvenir d’une véritable victime que l’on offrait jadis à la divinité du Nil pour acheter sa faveur.

Aussi loin que remonte l’histoire dans le passé de la vallée nilotique on y retrouve une même pratique agricole en harmonie parfaite avec le régime des eaux fluviales. Les ingénieurs de l’époque profitaient d’une circonstance favorable : le Nil a durant le cours des âges peu à peu exhaussé de son limon les surfaces qu’il mouille en temps de crues, et il existe en général une légère pente du sol depuis le bord du