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l’homme et la terre. — égypte

Une chose est certaine : l’expérience est mère de la science. Avant que les géomètres et les ingénieurs égyptiens eussent imaginé un ensemble de digues et de contre-digues, de canaux et de filioles, d’écluses et de vannes qui donnassent à l’aménagement de la vallée nilotique un caractère d’unité et qui permissent à un maître de se poser en régulateur général des eaux et des cultures, bien avant ces âges de longue pratique, transformée en routine sous la direction de fonctionnaires officiels, des essais de culture rudimentaire avaient été faits par milliers et par millions ; des levées de terre avaient été dressées autour de champs sans nombre, et des fossés d’égouttement avaient asséché d’année en année les flaques et les marais. C’est peu à peu, par la lutte contre les violences du fleuve et par l’utilisation de ses flots et de ses boues, que les riverains apprirent à résoudre le problème hydrologique et agricole dans son ensemble : maintenir au Nil un lit régulier, conduire et étaler l’eau fécondante par des canaux et des nappes d’irrigation sur la plus grande surface possible ; régler la durée du séjour de l’eau dans chaque compartiment latéral ; diviser le sol en un damier de cultures recevant successivement leur part d’inondation suivant un ordre régulier ; faciliter l’écoulement par un système de canaux fonctionnant à rebours du mouvement d’amenée ; construire des instruments d’usage facile pour tous les cultivateurs ; établir les résidences sur des îlots artificiels supérieurs au niveau des crues ; ce sont là des travaux immenses qui furent l’œuvre de longs siècles et que d’innombrables initiatives personnelles, unies à des ententes collectives, purent seules mener à bonne fin.

Sans doute, il dut y avoir fréquemment des conflits, car les intérêts immédiats des communautés ou des propriétaires isolés se trouvent souvent en désaccord, et de l’amont à l’aval, l’incurie où la malveillance causèrent parfois les plus grands désastres. Mais ces conflits pouvaient être évités ou du moins grandement amoindris par un sentiment d’équité provenant de la compréhension des intérêts majeurs ; il dut s’organiser spontanément un conseil d’entente et de gérance commune, analogue à ceux que, dans toute société humaine, fait naître un danger imprévu ou permanent. C’est ainsi que se constitue tout droit entre les hommes par la recherche d’une égale répartition conforme aux intérêts de chacun. Dans les campagnes des