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Page:Reclus - L’Homme et la Terre, tome 2, Librairie Universelle, 1905.djvu/488

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l’homme et la terre. — rome

destin les forçait de résider à Rome ; ils ne s’imaginaient pas qu’un fils d’Hellène pût s’abaisser à connaître une autre littérature que celle des glorieux ancêtres. Aux yeux des vaincus, les conquérants n’étaient pas moins des barbares, et, lorsque des écrivains surgirent parmi ces Latins méprisés, tel Grec de Rome affectait de ne pas même savoir leurs noms ! Des Latins de naissance, tel Marc-Aurèle, ne choisirent-ils pas au contraire la langue grecque comme véhicule de leurs pensées écrites ?

L’éveil de la littérature latine, qui existait en puissance dans le fond national, est dû certainement au génie évocateur de la Grèce. Le premier écrivain en date de la période gréco-latine, Andronicus, qui vivait il y a 21 siècles et demi, fut un esclave tarentin encore désigné par le nom, Livius, de son maître, Livius Salinator. Non seulement les jeunes patriciens apprirent le grec chez cet affranchi, ils étudièrent aussi le latin dans sa traduction de l’Odyssée et dans ses chants sacrés[1]. Nævius, le soldat qui chanta la première guerre punique, et Plaute, le commis-voyageur ombrien, construisirent également leurs poèmes et leurs pièces de théâtre d’après des modèles grecs. Ennius, le centurion qui raconta l’épopée de Rome depuis Enée jusqu’aux guerres de Macédoine, était un Messapien de la Grande Grèce comme Livius Andronicus, et Lucrèce n’écrivit-il pas la Nature des choses sous la dictée d’Epicure ? Le philosophe grec et le grand poète romain se présentent à nos esprits sous une même grande figure dont le souvenir ne périra qu’avec la pensée humaine.

Mais quels changements considérables dans le fond de l’âme romaine et dans sa compréhension des choses l’apparition d’un livre comme celui de Lucrèce n’implique-t-il pas ? « Rien n’est sorti de rien. Rien n’est l’œuvre des dieux »[2]. Le poète qui prononce cette forte parole a cessé d’être Romain, puisqu’il s’est complètement dégagé de la religion des aïeux et que sa philosophie s’applique à l’humanité tout entière. Le culte national, dont la génération intelligente apprenait alors à se libérer, grâce à l’enseignement des Grecs, avait été pourtant bien étroit, bien rigoureux, bien exclusif. Il ne pouvait en être autrement chez un peuple militaire qui considérait les cérémonies religieuses comme une partie de la discipline devant assurer la

  1. André Lefèvre, L’Histoire, p. 197.
  2. Lucrèce, De Natura Rerum, livre premier, vers 144.