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Page:Redon - À soi-même, 1922.djvu/137

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peuple et aristocrate. Il tenait sans doute de cette naissance les particularités de sa nature étrange, fantasque, enfantine, brusque et bonne, subitement repliée, subitement ouverte et enjouée. Le naturel de ses propos donnait de bons avis qu’on recueillait sans les fatigues d’un enseignement grave. Tout prenait avec lui une forme légère pour vous amener à réfléchir et souvent même avec un sourire. C’était du véritable humour. Il ne comprenait et n’aimait pas l’art académique. Il s’indignait qu’un certain maître eût parlé de « probité » à propos du dessin. « La couleur c’est la vie même, disait-il ; elle anéantit la ligne sous son rayonnement. » Et l’on sentait que ses convictions sur ce point ne relevaient que de lui seul, et du culte qu’il portait à l’invention naturelle, instinctive.

Hélas, comme ce que j’écoutais auprès de lui contrastait avec ce que l’on entendait dans les écoles ! Quel enseignement avons-nous reçu ? et même ceux qui m’ont suivi ? Est-il possible, au cours de la tournée que fait le professeur à l’atelier, parmi les élèves devant le modèle, est-il possible de donner à chacun la bonne parole, la fertile parole, celle qui ensemencera chaque front selon sa loi particulière ? Non, difficilement. En tout élève, en tout enfant, n’y a-t-il pas un mystère, le mystère surprenant de ce qui va être ? Et le professeur aura-t-il le tact assez docile, la perspicacité assez fine et divinatrice pour mettre en floraison fertile les premiers bégaiements de son élève ?

Celui qui professe, après tout, ne veut que continuer l’action des maîtres, mais, hélas ! et même seulement pour la transmettre, il n’a pas leurs procurations. Il se les octroie bien comme il peut, tant bien que mal, comme le grammairien, par l’analyse des belles œuvres du passé que le temps a consacrées, mais il n’acquiert là qu’une expérience abstraite, toute en formules, où il manque l’autorité prenante de l’amour. Or il faut aimer pour croire, et il faut croire pour agir : le meilleur enseignement sera donc reçu de celui seul qui aura déjà touché l’apprenti d’une sorte