Aller au contenu

Page:Redon - À soi-même, 1922.djvu/180

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
172

personne petite, aristocratique, qui se tenait debout seule, devant un groupe de femmes assises dans le salon de la danse. Longue chevelure noire, épaules tombantes, attitude cambrée. Nous nous en approchâmes discrètement et le maître, c’était bien lui, leva sur nous ce regard clignotant, unique, qui dardait plus vivement que les lustres. Il était de la plus grande distinction. Il avait la grand’croix à son col droit et haut, il abaissait quelquefois les yeux sur elle. Il fut accosté par Auber qui lui présenta une toute jeune princesse Bonaparte « désireuse, disait Auber, de voir un grand artiste ». Il frissonna, s’inclina avec un fin sourire et dit : « Voyez, il n’est pas bien gros. »

Il était de taille moyenne, maigre et nerveux. Nous l’épiâmes tout ce soir-là au milieu de la foule et jusqu’à sortir à la même heure que lui, sur ses pas. Nous le suivîmes. Il traversa Paris nocturne seul, la tête penchée, marchant comme un chat sur les plus fins trottoirs. Une affiche où l’on lisait « tableaux » attira sa vue ; il s’en approcha, fit la lecture, et repartit avec son rêve, je veux dire son idée fixe. Il traversa la ville jusqu’à la porte d’un appartement de la rue La Rochefoucauld qu’il n’habitait plus. Était-ce assez de distraction dans l’habitude ! Il revint tranquillement avec ses pensées jusqu’à la petite rue Furstemberg, rue silencieuse où il habitait désormais.

Je suis passé bien des fois depuis devant la modeste porte où il disparut ce soir-là, et même j’ai cédé à la curiosité pieuse de visiter l’appartement.

C’était un local comme on en construisait autrefois, haut de plafond, vaste et spacieux. Il fit élever lui-même un atelier donnant sur jardin, avec jour au midi, et d’en haut. J’ai regardé avec respect ces lieux mémorables où le maître a passé la fin de sa vie. Une pleine lumière tamisée par un store, entrait abondamment dans la pièce vaste, où j’aurais voulu voir revivre des œuvres ardentes telles qu’elles naissaient de sa main passionnée. Il me semblait que la pensée du maître était encore présente et qu’elle m’accompagnait partout.