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Page:Redon - À soi-même, 1922.djvu/19

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CONFIDENCES D’ARTISTE


À Monsieur A. BONGER
en bonne amitié


J’ai fait un art selon moi. Je l’ai fait avec les yeux ouverts sur les merveilles du monde visible, et, quoi qu’on en ait pu dire, avec le souci constant d’obéir aux lois du naturel et de la vie.

Je l’ai fait aussi avec l’amour de quelques maîtres qui m’ont induit au culte de la beauté. L’art est la Portée Suprême, haute, salutaire et sacrée ; il fait éclore ; il ne produit chez le dilettante que la délectation seule et délicieuse, mais chez l’artiste, avec tourment, il fait le grain nouveau pour la semence nouvelle. Je crois avoir cédé docilement aux lois secrètes qui m’ont conduit à façonner tant bien que mal, comme j’ai pu et selon mon rêve, des choses où je me suis mis tout entier. Si cet art est venu à l’encontre de l’art des autres (ce que je ne crois pas), il m’a fait cependant un public que le temps maintient, et jusqu’à des amitiés de qualité et de bienfait qui me sont douces et me récompensent.

Les notes que je formule ici aideront plus à la compréhension de cet art que tout ce que je pourrais dire de mes concepts et de ma technique. L’art participe aussi des événements de la vie. Ceci sera la seule excuse de parler uniquement de moi.

Mon père me disait souvent : « Vois ces nuages, y discernes-tu, comme moi, des formes changeantes ? » Et il me montrait alors, dans le ciel muable, des apparitions d’êtres bizarres, chimériques et merveilleux. Il aimait la nature et me parlait souvent du plaisir qu’il avait ressenti dans les savanes, en Amérique, dans les vastes forêts qu’il défrichait, où il se perdit une fois durant des jours, de l’existence courageuse et quasi sauvage qu’il y mena jeune, hasardeux de fortune et de liberté.

Du récit qu’il nous faisait ainsi en famille de ses entreprises