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Page:René de Pont-Jest - Le Procès des Thugs.djvu/232

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« Un jour, il te sera remis une pierre semblable à celle que tu portes au cou depuis que tu es né. Tu comprendras alors, et tu suivras ton chemin, ton cœur dût-il se briser et le sang de ta chair te rejaillir au visage.

— Je le jure par Yama, avait répondu Nadir, épouvanté, mais sentant vibrer en lui des fibres inconnues à ces mots mystérieux de l’irréconciliable ennemi du lion britannique.

Puis le vieux prince était mort, sans pouvoir en dire davantage, et depuis dix ans, Nadir attendait, donnant à l’étude des religions et des révolutions de l’Inde le temps que Moura-Sing consacrait au plaisir, et n’entrant dans le palais de son ami que lorsqu’il était certain de n’y pas rencontrer ces officiers anglais qu’il était bien forcé, par sa situation, de voir parfois, mais dont le fils du redoutable radjah, sans souci de l’orgueil de sa race, avait fait ses complaisants et les compagnons habituels de ses fêtes.

Nadir habitait seul, avec quelques serviteurs dévoués qu’il avait toujours eus près de lui depuis son enfance et à cent pas du palais de Moura-Sing, une petite demeure modeste, autour de laquelle il voyait souvent rôder le soir des gens qui lui étaient inconnus.

Il sentait que des protecteurs mystérieux veillaient sur lui depuis la mort du radjah, et son orgueil s’en irritait.

Vainement il avait interrogé, à propos du passé le brahmine Romanshee qui avait partagé ses soins entre le prince et lui.

Le vieillard s’était contenté de lui répondre que l’heure n’était pas venue, et par l’étude constante de la conquête de l’Inde, depuis l’invasion musulmane jusqu’au massacre de Cawnpore, il entretenait dans l’esprit de son élève, devenu homme fait, l’exaltation patriotique et religieuse qui semblait le but unique de ses efforts.

Il le faisait rougir au récit des lâchetés de ses aïeux, vendant pour un peu d’or leur souveraineté séculaire aux étrangers.

Il lui montrait la possibilité de la vengeance dans ces associations occultes et terribles, toujours décimées et toujours debout, dispersées un instant, puis tout à coup réunies et prêtes, aujourd’hui comme jadis, à frapper dans l’ombre et à se soulever pour la guerre sainte.

Romanshee avait voulu s’attacher Nadir par un lien plus puissant encore ; il l’avait conduit auprès de sa fille Sita, ravissante enfant de seize ans dont le pied n’avait jamais foulé que les nattes de soie de la pagode ; et la jeune vierge, dans les veines de laquelle coulait le sang des Sicks indomptés, s’était sentie envahir, pour celui que son père lui offrait comme époux, d’un amour profond, sauvage, dont Nadir lui-même était effrayé.

Il n’aimait pas Sita, quoiqu’elle fût belle, enfant de sa race et de sa religion, et lorsqu’il sortait d’un de ses entretiens brûlants avec Romanshee, il sentait parfois le doute pénétrer en son âme.