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Page:René de Pont-Jest - Le Procès des Thugs.djvu/28

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« Je n’étais plus un homme. J’étais un lion aux pieds de gazelle.

« Mais les ravisseurs étaient partis au grand galop de leurs vigoureux chevaux. Bientôt je n’entendis plus rien. Tout avait disparu !

« J’étais haletant ; la douleur me rendait fou. Je sentis les forces et le courage m’abandonner ; je tombai.

« Mes compagnons, qui m’avaient suivi aussi rapidement qu’ils avaient pu le faire, me reçurent dans leurs bras.

« — Ami, me dit l’un, peux-tu déjà oublier ce que vient de faire pour toi la grande déesse ? Ne comprends-tu pas que ce qui est arrivé chez le brahmine est un avertissement des dieux ?

« — Ami, me murmurait l’autre, ne te sens-tu pas appelé à de grandes choses ? Kâli t’a marqué elle-même au front de son doigt sanglant. Pour une femme, veux-tu donc renoncer à la gloire qui t’attend ?

« — Mais je l’aime ! m’écriai-je, je l’aime ! C’est l’âme de mon âme ! Elle est si belle !

« — Nos femmes sont plus belles encore, reprit un de ceux qui me retenaient. Pas de faiblesse indigne de celui que la déesse vient de choisir entre mille !

« Que se passa-t-il alors en moi ? je ne le sais. Mon cœur saignait toujours et cependant je cessai de pleurer. Je ne me demandai même pas comment cette compagne adorée de mes jeux et de mon enfance pouvait se trouver au milieu de ses ravisseurs. Je n’avais plus de volonté, je marchais comme un fantôme entre les deux hommes qui m’entraînaient.

« J’étais voué désormais à Shiba !

— Passez sur ces détails et arrivez à votre initiation, dit le président qui craignait l’exaltation mystique que le récit de Feringhea pouvait répandre dans la foule indigène.

— J’ai promis de tout révéler, répondit le chef des étrangleurs, ce que je dis est la vérité ; si vous ne voulez pas m’entendre, je me tairai.

— Soit ! continuez, mais, autant que possible, passez rapidement sur cette première partie de votre existence.

— Ce que je dis est indispensable et expliquera bien des choses.

Et après ces mots lancés avec fierté et d’un ton menaçant, l’Hindou reprit son récit en ces termes :

— Lorsque nous arrivâmes au camp, peu d’instants après cette rencontre, mes deux gardiens se hâtèrent de raconter ce qui s’était passé chez le brahmine Raschow, et l’enthousiasme de la troupe entière ne connut pas de bornes.

« Budrinath le chef se jeta à mon cou, et le gooroo[1], en me prenant les mains et me présentant à tous, s’écria :

  1. Chef religieux présidant aux initiations.