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Page:Renan - Histoire des origines du christianisme - 6 Eglise chretienne, Levy, 1879.djvu/11

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PRÉFACE


J’avais d’abord pensé que ce sixième livre terminerait la série des volumes que j’ai consacrés à l’Histoire des origines du christianisme. Il est certain qu’à la mort d’Antonin, vers l’an 160, la religion chrétienne est une religion complète ; elle a tous ses livres sacrés, toutes ses grandes légendes, le germe de tous ses dogmes, les parties essentielles de sa liturgie ; aux yeux de la plupart de ses adhérents, elle est une religion à part, séparée du judaïsme, opposée même au judaïsme. Il m’a semblé pourtant convenable d’ajouter aux livres antérieurs un dernier livre contenant l’histoire ecclésiastique du règne de Marc-Aurèle. Le règne de Marc-Aurèle, dans un sens très-véritable, appartient encore aux origines du christianisme. Le montanisme est un phénomène de l’an 170 à peu près[1] ; or le montanisme est un des événements les plus notables du christianisme naissant. Après plus d’un siècle écoulé depuis les étranges hallucinations du cénacle des apôtres de Jérusalem, on vit renaître tout à coup, dans quelques cantons perdus de la Phrygie, la prophétie, la glossolalie, les charismes que l’auteur des Actes des Apôtres raconte avec tant d’admiration. Mais il était trop tard : la religion, sous Marc-Aurèle, après les manifestations désordonnées du gnosticisme, avait bien plus besoin de discipline que de dons miraculeux. La résistance que l’orthodoxie, représentée par l’épiscopat, sut opposer aux prophètes de Phrygie fut l’acte décisif de la constitution de l’Église. On admit que, au-dessus de l’inspiration individuelle, il y avait le jugement moyen de la conscience universelle. Cette opinion moyenne, qui triomphera dans tout le cours de l’histoire de l’Église et qui, représentant un bon sens relatif, fit la force de cette grande institution, est déjà parfaitement caractérisée sous Marc-Aurèle. Le tableau des premières luttes que se livrèrent ainsi la liberté individuelle et l’autorité ecclésiastique m’a semblé une partie nécessaire de l’histoire que je voulais tracer du christianisme naissant.

Une autre raison, d’ailleurs, m’a décidé à traiter, avec détails du règne de Marc-Aurèle dans ses rapports avec la communauté chrétienne. Il y a quelque chose de partial et d’injuste à se figurer la tentative du christianisme comme un fait isolé, comme un effort unique et en quelque sorte miraculeux de réformation religieuse et sociale. L’œuvre que le christianisme a su accomplir, bien d’autres la tentèrent. Timidement encore, au ier siècle, ouvertement et avec éclat au iie, tous les honnêtes gens du monde antique aspiraient à un adoucissement des mœurs et des lois. La piété était le besoin universel du temps. À ne considérer que la haute culture intellectuelle, le siècle était en baisse ; il n’y avait plus d’esprits aussi dégagés que César, Lucrèce, Cicéron, Sénèque ; mais un immense travail d’amélioration morale se poursuivait de toutes parts : la philosophie, l’hellénisme, les cultes orientaux, l’honnêteté romaine, y contribuaient également. Parce que le christianisme a triomphé, ce n’est pas une raison pour se montrer injuste envers ces nobles tentatives, parallèles à la sienne, et qui n’échouèrent que parce qu’elles étaient trop aristocratiques, trop dénuées de ce caractère mystique qui

  1. J’ai toujours eu l’intention de traiter de l’histoire du montanisme ; mais je rapportais l’apparition de ce mouvement sectaire au règne d’Antonin. C’est là une chronologie que mes dernières recherches m’ont fait abandonner.