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Page:Renan - Souvenirs d’enfance et de jeunesse.djvu/154

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La lutte qui remplit mon adolescence me la fit oublier à peu près. Plus tard, son image s’est souvent représentée à moi. Je demandai un jour à ma mère ce qu’elle était devenue.

« Elle est morte, me dit-elle, morte de tristesse. Elle n’avait pas de fortune. Quand elle eut perdu ses parents, sa tante, une très digne femme qui tenait l’hôtellerie de…, la plus honnête maison du monde, la prit chez elle. Elle fit de son mieux. Tu ne l’as connue qu’enfant, charmante déjà ; mais, à vingt-deux ans, c’était un miracle. Ses cheveux, qu’elle tenait en vain prisonniers sous un lourd bonnet, s’échappaient en tresses tordues, comme des gerbes de blé mûr. Elle faisait ce qu’elle pouvait pour cacher sa beauté. Sa taille admirable était dissimulée par une pèlerine ; ses mains, longues et blanches, étaient toujours perdues dans des mitaines. Rien n’y faisait. À l’église, il se formait des groupes de jeunes gens pour la voir prier. Elle était trop belle pour nos pays, et elle était aussi sage que belle. »

Cela me toucha vivement. Depuis, j’ai pensé