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Page:Restif de la Bretonne - La Dernière Aventure d’un homme de quarante-cinq ans, éd. d’Alméras.djvu/256

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LA DERNIÈRE AVENTURE

je lui laissai mon présent ordinaire pour sa pension, et à côté de sa guitare, sans qu’elle s’en aperçut, les clefs de mon appartement.

Ce fut ainsi que je la quittai. J’allai aussitôt me promener sur l’Île Saint-Louis[1], comme pour y respirer la liberté : j’en éprouvai le sentiment, et j’écrivis sur la pierre, Ia libertatis 15 Jul. Mais c’était trop tôt chanter victoire ! Que de faiblesses encore ! Je restai deux jours sans passer devant sa porte. Le troisième, je la vis à la fenêtre ; elle me sourit. Je la saluai. Le même jour, elle partit pour aller avec sa mère à la maison de campagne de mon rival. Je l’ignorai jusqu’au dimanche ; mais j’en avais des doutes, ne voyant plus Sara, quoique je passasse dix fois le jour dans sa rue ; j’ai d’ailleurs un tact particulier pour deviner les vérités désagréables. Mais j’avais renoncé à Sara ; je lui avais moi-même conseillé un séjour à la campagne, conseil le plus agréable que je pusse lui donner sans doute. Cependant le dimanche matin, je voulus m’assurer de la vérité de mes soupçons. J’allai voir la mère. La fourbe m’assura que sa fille était malade de surprise et de chagrin de mon départ ; qu’elle-même et Florimond avaient été deux jours sans pouvoir manger. Je m’excusai sur l’embarras mutuel de nos adieux. J’ajoutai que je profitais de l’absence de Mademoiselle, pour rendre cette visite. Ce mot resta sans réponse, on voulait me cacher le séjour. On me parla de la maladie, comme si Sara eût été à la maison. Enfin, je dis nettement que je la croyais chez mon rival… Silence ; mais on ne put tergiverser longtemps, et l’aveu le plus

  1. « Restif avait le tic de la noctambulance, comme l’ont eu de nos jours Gérard de Nerval et Privât d’Anglemont. Il était ce que le peuple, dans son pittoresque langage, appelle un baruleur. Les Parisiens de l’île Saint-Louis et de la Cité connaissaient presque tous de visu l’auteur des Contemporaines. On l’apercevait d’habitude, de minuit à cinq heures du matin, bizarrement accoutré, un chapeau à larges bords devant les yeux, se promenant une lanterne à la main et poussant des cris, des soupirs, des exclamations, ou se livrant à des gestes désordonnés. Ceux qui ne l’avaient jamais vu le prenaient pour un chiffonnier… ! Il avait pareillement la manie de graver sur les parapets des ponts, avec la pointe d’un couteau, les dates mémorables de son existence. » Restif de la Bretonne, par Firmin Boissin, Paris, 1875, p. 29.