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Page:Restif de la Bretonne - La Dernière Aventure d’un homme de quarante-cinq ans, éd. d’Alméras.djvu/81

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LES DEUX CINQUANTENAIRES

l’honneur que vous avez songé à lui faire, et dont elle ne veut pas, à vos conditions. Voilà pour ce qui la regarde.

Quant à moi, Monsieur, c’est autre chose, et je ne serai pas aussi bref. Je commence aussi par des remerciements ? Je vous rends grâce d’avoir manqué le bien que j’ai voulu vous procurer, dans une fille honnête et douce, dont jamais vous ne trouverez la pareille : je vous déclare que, malgré ma situation, doublement embarrassante, je vais garder le trésor, que je ne voulais vous donner, que parce que je vous préférais à moi. Le peu de considération que vous m’avez marquée en cette occasion ne m’affecte, que par le tort qu’il vous fait à vous-même. Permettez que je vous expose mes sentiments à ce sujet.

Vous venez, monsieur de Blémont, de me donner une grande et utile leçon ! tout ce que j’y regrette, c’est qu’elle soit toute à vos dépens ! Vous m’avez appris à connaître les hommes : je les soupçonnais à peine tels que vous êtes : cependant, je ne vous regarde plus comme un monstre, idée que j’avais les premiers jours : la réflexion m’a fait changer d’avis à votre sujet… ce n’est plus vous, qui êtes un monstre, dans ma nouvelle façon de penser, c’est moi : quant à vous, mon cher de Blémont, vous ressemblez à la plupart des autres hommes. Depuis que vous m’avez éclairé, je me suis rappelé les discours mille et mille fois entendus de la part de vos pareils ; et je m’aperçois enfin que ce que je croyais un langage affecté, partait du cœur : vous vous ressemblez tous, et Crébillon[1] vous a tous peints des couleurs les plus vraies. Quand les gens au fait de la chronique scandaleuse, parlaient devant moi, des atrocités d’un D…[2], d’un L.-S…, j’avais en horreur ces monstres de luxure, de brutalité, de corruption : grâce à vous, mon cher de Blémont, j’ai changé d’avis sur leur compte ; ils ne sont plus à mes yeux que des hommes ordinaires : ils vous ont une grande obligation ! mais n’y perdez-vous rien ? Jusqu’au moment, où la jeune Elise a été pour moi la pierre de touche de votre caractère, je vous croyais conséquent dans votre logique : j’imaginais que vos idées avaient entre elles de la liaison, une sorte de connexité : mais, à mon grand étonnement, vous m’avez prouvé qu’il n’y avait rien de plus disparate, de plus incohérent que vos opinions. Vous auriez voulu réunir dans Elise

  1. Le Ménage parisien de Restif contenait de nombreuses et vives attaques contre des écrivains contemporains, et notamment contre Crébillon fils. Celui-ci fut nommé censeur de l’ouvrage et autorisa l’impression qui eut lieu en 1773. Depuis cette époque, Restif, aussi reconnaissant que son caractère le lui permettait, témoigna à Crébillon fils une admiration intermittente.
  2. Dulaurens ? Le bibliophile Jacob suppose que l’abbé Dulaurens, auteur du Compère Mathieu et de la Chandelle d’Arras, est le prototype de Gaudet d’Arras, que Restif met en scène dans Monsieur Nicolas.