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Page:Revue de Paris, 24e année, Tome 1, Jan-Fev 1917.djvu/115

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à ces vies naïves, perdues au fond des campagnes ; elle lut d’un trait, presque avidement, jusqu’au passage où Madeleine traverse le pont branlant, en portant le Champi dans ses bras…

Soudain, elle eut au cœur ce petit élancement qui nous rappelle à nos peines. Elle déposa le livre, elle regarda trois moucherons qui voletaient autour de l’ampoule électrique. Un grand malaise, sourd encore, se répandait du diaphragme à tout son être. Elle revit, avec une netteté douloureuse, la silhouette de Philippe ; elle entendit les quatre vers qu’il avait murmurés devant la fenêtre… Elle répéta ces vers sans pouvoir retrouver exactement les deux derniers, et s’obstina pendant quelques minutes à les reconstituer.

Ce qui était intolérable, c’est qu’elle n’arrivait pas à s’expliquer pourquoi elle avait tant de peine. Elle n’avait pas l’habitude d’analyser ses sensations et peut-être n’y était-elle pas très apte. Elle souffrait d’une sorte d’effroi mystique. Cet effroi avait brusquement grandi et continuait à croître : elle voyait malgré elle quelque chose de surnaturel dans la scène de l’après-midi… Tout cela tourbillonnait sans qu’elle entrevît un dénouement. Emprisonnée dans son intuition, elle n’avait aucune idée claire, et d’autant plus était-elle impressionnée… À plusieurs reprises, elle essaya de lire. Le livre lui retombait bientôt des mains, la rêverie noire recommençait, sans issue.

Cela dura pendant plusieurs heures. Elle était recrue de fatigue, mais redoutait de se mettre au lit. Vers le milieu de la nuit, elle s’assit dans un fauteuil, devant la fenêtre, afin de respirer l’air frais ; elle fut saisie d’une torpeur et s’endormit.


Quand elle s’éveilla, l’aube était proche ; deux grosses étoiles se couchaient sur l’Océan. Valentine grelottait ; elle avait de la fièvre ; ses tempes étaient rouges et ses mains glaciales. Elle regarda les choses avec étonnement. Une brume emplissait son cerveau, tout s’exagérait en elle et autour d’elle ; elle prit machinalement un manteau.

Elle traversa le jardin sauvage, elle sortit par une poterne et se trouva sur la route au moment où une lumière mélancolique se mêlait à la lueur de la lune… Il est certain qu’elle n’avait qu’une conscience restreinte de ses actes ; la fièvre augmentait ; son cœur et son pouls battaient désespérément.