Aller au contenu

Page:Revue de Paris, 24e année, Tome 1, Jan-Fev 1917.djvu/125

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

épreuve. Il luttait âprement pour transformer son amour en souvenir et cette lutte tendait à établir une différence, sinon de tempérament, au moins de caractère, entre lui et Pierre. Elle multipliait son activité. Dans l’usine que Rougeterre et ses associés avaient organisée près de Carolles, c’est Philippe qui apportait le plus de vigilance et qui s’efforçait de perfectionner les appareils. Il avait réussi à transformer un moteur : cette petite victoire sur la matière l’aidait à s’adapter au sort. Ainsi, tandis que Pierre s’abandonnait à des émotions délicieuses, mais passives, relevant en quelque sorte de la vie d’espèce, Philippe accentuait la vie personnelle, et en développait les éléments originaux. Dans l’état particulier de « plasticité » où ils se trouvaient encore, qui offrait des analogies avec l’enfance et la prime adolescence, cette différenciation eut une certaine envergure.

Il se trouva que l’esprit d’invention, la volonté, l’aptitude à la lutte progressèrent chez Philippe. C’était comme une récompense de son sacrifice ; elle l’encouragea et le remplit de confiance dans l’avenir. Son travail devint une passion ; il s’acharnait à produire des appareils sans défauts, des moteurs solides et souples qui défiaient la panne. Il devint lui-même un aviateur si hardi et si habile qu’il eut quelque temps envie de s’engager parmi les pilotes militaires. Mais il conçut qu’il rendait plus de services à la fabrique qu’il n’en rendrait sur le front.

Tenté cependant par la vie périlleuse, à plusieurs reprises, il partit d’un aérodrome de l’Est où il assistait aux essais des appareils Rougeterre et il allait, subrepticement, jeter des bombes de son invention sur des gares, des trains, des dépôts de munitions allemands. Ces exploits satisfaisaient son besoin d’aventure et sa haine de l’ennemi.


Un soir qu’il s’en revenait d’une de ces expéditions, un projectile atteignit son moteur. C’était à la fin du crépuscule. La nuit s’avançait très noire, vêtue de pesantes nuées. Aucune étoile. Des rais électriques montaient de la terre et tournaient dans le ciel… Le moteur fonctionnait encore, mais Philippe se rendait compte que cela ne durerait guère. Des canons tonnaient, et quelques avions allemands rôdaient dans l’ombre.