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Page:Revue de Paris, 24e année, Tome 1, Jan-Fev 1917.djvu/200

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le cria dans l’oreille de Dorety, lorsque celui-ci déboucha sur le tillac. Et c’était plein Ouest. On allait doubler le cap Horn à la fin… si le vent tenait. M. Turner semblait dans la joie. On apercevait le terme de la lutte. Mais le capitaine Cullen n’avait pas l’air content. Il jeta en passant à Dorety un regard farouche. Le capitaine Cullen n’avait point besoin de faire savoir à Dieu que ce vent le satisfaisait. Il avait une conception d’un Dieu malicieux, et il croyait, tout au fond de son âme, que si Dieu venait à apprendre que c’était là un vent favorable, il y mettrait bien vite un terme, et le remplacerait par un ronfleur de l’Ouest. Aussi le capitaine filait-il doux devant Dieu, cachant sa joie sous des sourcils froncés et de sourdes malédictions, pour tromper ainsi Dieu, Dieu, le seul être au monde que craignît Dan Cullen.

Toute la journée et toute la nuit du samedi, la Mary-Rogers courut sa route à l’Ouest, faisant au loch ses quatorze nœuds sans défaillance. Aussi, le dimanche matin, elle avait couvert trois cent cinquante milles. Si le vent tenait, elle doublerait le Horn. S’il tombait, s’il cédait la place à un ronfleur quelconque d’entre Sud-Ouest et Nord, la Mary-Rogers serait rejetée en arrière, et pas plus avancée que sept semaines auparavant. Et, ce dimanche matin, le vent « tombait ». La grosse mer diminuait de hauteur, et s’apaisait. Les deux bordées au travail établissaient voile sur voile, tout ce que pouvait supporter le navire. Et le capitaine Cullen, arpentant le tillac, offrait maintenant à Dieu un front d’airain, fumant un gros cigare avec un sourire de jubilation comme si la tombée du vent le ravissait, tandis qu’en son for intérieur il rageait contre Dieu qui prenait la vie de ce vent béni. « Faire route à l’Ouest ! » II le ferait, si seulement Dieu consentait à le laisser tranquille. Et en secret, il se vouait de nouveau aux Puissances des Ténèbres, si elles le laissaient courir encore à l’Ouest. La chose ne lui coûtait guère, car ces sombres Puissances, au fond il n’y croyait pas. En réalité, sans le savoir lui-même, il ne croyait qu’en Dieu. Et, dans sa théologie à l’envers, Dieu était vraiment le Prince des Ténèbres. Le capitaine Cullen était un adorateur du diable, qu’il appelait seulement d’un autre nom, et voilà tout.

A midi, après huit coups de cloche, le capitaine Cullen