Aller au contenu

Page:Revue de Paris, 24e année, Tome 1, Jan-Fev 1917.djvu/398

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

vagabondes ; ils se regardaient avec cette expression qui dépassait la tendresse mais ils n’eurent aucun des gestes qui marquent l’amitié des hommes.


XV


Thérèse jouait une de ces sonates slaves où frémit la même âme révoltée, inassouvie et fraternelle que dans la Guerre et la Paix ou le Crime et le Châtiment. Les fantômes passaient sur la steppe, dans le déferlement des vents du large ; des vagues de mysticisme gonflaient les cœurs ; les hommes pleuraient leur destinée chagrine et leur isolement éternel…

Philippe contemplait le corps rythmique et ce cou rond comme le cou de la Sulamite, sur lequel retombait une chevelure fabuleuse. Les fées sonores évoquaient son propre destin. Il s’étonnait de ne pas le trouver plus étrange…

— Aimez-vous cela ? — demanda-t-elle.

— Par instants c’est trop fluide… tout m’échappe, puis, c’est un enveloppement impérieux, presque morbide et pourtant très doux…

Les yeux changeants de Thérèse palpitaient entre les cils ténébreux ; l’amour s’exhalait d’elle comme le parfum des tilleuls ; et Philippe songeait avec ébahissement qu’elle avait été sa maîtresse, qu’elle l’ignorait, et qu’ils étaient en face l’un de l’autre comme des êtres qui s’aiment pour la première fois…

Il fallait la conquérir ! Elle se tenait là, énigmatique et neuve, et lui qui, jadis, l’avait pressée innombrablement contre son cœur, ne savait pas même s’il obtiendrait un baiser de ses lèvres…

— M’aimez-vous toujours ? — fit-elle avec un mélange de câlinerie et de sarcasme.

— Vous êtes trop femme pour n’en être pas sûre !

— Sûre ?… Le plus décevant des mots. Comment des êtres autour de qui tout change et qui changent eux-mêmes, pourraient-ils être sûrs de quelque chose ?