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LE FEU

rimes autour du livre fermé auquel ont coutume de recourir l’amour et la douleur pour y trouver l’ivresse et la consolation. L’héroïque fidélité d’Antigone, la fureur fatidique de Cassandre, la fièvre dévorante de Phèdre, la cruauté de Médée, le sacrifice d’Iphigénie, Myrrha devant son père, Polyxène et Alceste devant la mort, Cléopâtre diverse comme le vent et le feu par le monde, lady Macbeth, la voyante homicide aux petites mains, et ces grands lis emperlés de rosée et de larmes, Imogène, Juliette, Miranda, et Rosalinde, et Jessica, et Perdita, les plus tendres âmes et les plus terribles et les plus magnifiques résidaient en elle, habitaient son corps, luisaient dans ses prunelles, respiraient par sa bouche qui savait le miel et le poison, la coupe gemmée et la tasse d’écorce. Ainsi paraissait s’amplifier dans un espace sans limites et se perpétuer dans un temps sans fin le contour de la substance et de la vie humaine ; et pourtant, ce n’était que le mouvement d’un muscle, un signe, un trait, un battement des paupières, un léger changement de couleur, une inclination presque imperceptible de la tête, un jeu fugitif d’ombres et de lumières, une foudroyante vertu expressive irradiée dans la chair étroite et frêle, qui engendraient continuellement ces mondes infinis d’impérissable beauté.

Les génies mêmes des lieux consacrés par la poésie frémissaient autour d’elle et l’entouraient de visions changeantes. La poudreuse plaine de Thèbes, l’Argolide assoiffée, les myrtes brûlés de Trézène, les saints oliviers de Colone, le Cydnus triomphal, et la pâle campagne de Dunsinane et la caverne de Prospero, et la forêt des Ardennes, les pays arrosés de sang, travaillés par la douleur, transfigurés par un rêve ou éclairés par un sourire inextinguible, apparaissaient, fuyaient, s’évanouissaient derrière sa tête. Et d’autres pays reculés, les régions des brumes, les landes septentrionales, et, par delà les océans, les continents immenses où elle avait passé comme une force inouïe au milieu des multitudes étonnées, porteuse de la parole et de la flamme, s’évanouissaient derrière sa tête ; et aussi les multitudes avec les montagnes, avec les fleuves, avec les golfes, avec les cités impures, les races vieilles et engourdies, les peuples forts aspirant à l’empire de la terre, les nations neuves qui arrachent à la nature