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Page:Revue de Paris - 1895 - tome 5.djvu/16

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un autre monde

autres hommes, puisque aussi bien ces connaissances devaient mourir avec moi ? Que me faisait le mystère des vivants, et même la dualité de deux systèmes vitaux se traversant l’un l’autre sans se connaître ? Ces choses auraient pu me griser, me remplir d’enthousiasme et d’ardeur, si j’avais, sous quelque forme, pu les enseigner ou les partager. Mais quoi ! vaines et stériles, absurdes et misérables, elles contribuaient plutôt à ma perpétuelle quarantaine psychique.

Plusieurs fois, je rêvai d’écrire, de fixer, tout de même, au prix d’efforts continus, quelques-unes de mes observations. Mais, depuis que j’étais sorti de l’école, j’avais abandonné complètement la plume, et, déjà si mauvais écrivailleur, c’est à peine si je savais tracer, en m’appliquant, les vingt-six lettres de l’alphabet. Si encore j’avais conçu quelque espérance, peut-être eussé-je persisté ! Mais qui prendrait au sérieux mes misérables élucubrations ? Où le lecteur qui ne me croirait fou ? Où le sage qui ne m’éconduirait pas avec dédain ou ironie ? À quoi bon, dès lors m’adonner à cette tâche vaine, à cet irritant supplice, presque semblable à ce que serait, pour un homme ordinaire, l’obligation de graver sa pensée sur des tables de marbre, avec un gros ciseau et un marteau de cyclope ! Mon écriture, à moi, aurait dû être sténographique — et encore, d’une sténographie plus rapide que l’usuelle !

Je n’avais donc point le courage d’écrire, et cependant j’espérais fervemment je ne sais quel inconnu, quelle destinée heureuse et singulière. Il me semblait qu’il devait exister, en tel coin de la terre, des cerveaux impartiaux, lucides, scrutateurs, aptes à m’étudier, à me comprendre, à faire jaillir de moi et à communiquer aux autres mon grand secret. Mais où ces hommes ? Quel espoir de les jamais rencontrer ?

Et je retombais dans une vaste mélancolie, dans les désirs d’immobilité et d’anéantissement. Durant tout un automne, je désespérai de l’Univers. Je languissais dans un état végétatif, d’où je ne sortais que pour me laisser aller à de longs gémissements, suivis de douloureuses révoltes.

Je maigris davantage, au point d’en devenir fantastique. Les gens du village m’appelaient, ironiquement, Den Heyligen Gheest, le Saint-Esprit. Ma silhouette était tremblante comme