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Page:Revue de Paris - 1895 - tome 5.djvu/3

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la revue de paris

pâle, mais très net. À la lueur des lampes, surtout des lampes à huile, cette nuance pâlissait encore, devenait d’un blanc étrange, comme d’un lis immergé sous l’eau. C’est, du moins, la vision des autres hommes : car moi-même je me vois différemment, comme je vois différemment tous les objets de ce monde. À cette première particularité s’en joignaient d’autres qui se révélèrent plus tard.

Quoique né avec les apparences de la santé, je grandis péniblement. J’étais maigre, je me plaignais sans cesse ; à l’âge de huit mois, on ne m’avait pas encore vu sourire. On désespéra bientôt de m’élever. Le médecin de Zwartendam me déclara atteint de misère physiologique : il n’y vit d’autre remède qu’une hygiène rigoureuse. Je n’en dépérissais pas moins ; on s’attendait, de jour en jour, à me voir disparaître. Mon père, je crois, s’y était résigné, peu flatté dans son amour-propre — son amour-propre hollandais d’ordre et de régularité — par l’aspect bizarre de son enfant. Ma mère, au rebours, m’aimait en proportion même de ma bizarrerie, ayant fini par trouver aimable la teinte de ma peau.

Les choses en étaient là, lorsqu’un événement bien simple me vint en aide : comme tout devait être anormal pour moi, cet événement fut une cause de scandale et d’appréhensions.

Au départ d’une servante, on prit pour la remplacer une vigoureuse fille de la Frise, pleine d’ardeur au travail et d’honnêteté, mais encline à la boisson. Je fus confié à la nouvelle venue. Me voyant si débile, elle imagina de me donner, en cachette, un peu de bière et d’eau mêlée de schiedam, remèdes, selon elle, souverains contre tous les maux.

Le plus curieux, c’est que je ne tardai pas à reprendre des forces, et que je montrai dès lors une prédilection extraordinaire pour les alcools. La bonne fille s’en réjouit secrètement, non sans goûter quelque plaisir à intriguer mes parents et le docteur. Mise au pied du mur ; elle finit par dévoiler le mystère. Mon père entra dans une violente colère, le docteur cria à la superstition et à l’ignorance. Des ordres sévères furent donnés aux servantes ; on retira ma garde à la Frisonne.

Je recommençai à maigrir, à dépérir, jusqu’à ce que, n’écoutant que sa tendresse, ma mère m’eût remis au régime de la