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Page:Revue de Paris - 1900 - tome 4.djvu/386

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LA REVUE DE PARIS

jouit, ne sachant pas s’il souffrait ou s’il jouissait ; elle eut pitié, peur et révérence, à sentir ce corps voluptueux travaillé si profondément par la genèse de l’idée. Elle se tut ; elle attendit ; dans ce front incliné sur ses genoux, elle adora les pensées inconnues.

Mais elle comprit mieux ce grand émoi, un jour que, après la lecture, il lui parla de l’Exilé.

— Imaginez, Fosca, si vous le pouvez sans épouvante, le transport et l’ardeur de cette âme démesurée tandis qu’elle se mêlait aux énergies élémentaires pour concevoir ses mondes ! Imaginez l’Alighieri, déjà plein de sa vision, sur les routes de l’exil, implacable pèlerin, chassé par sa passion et sa misère de contrée en contrée, de refuge en refuge, à travers les plaines, à travers les montagnes, le long des fleuves, le long des mers, en toute saison, suffoqué par la douceur du printemps, flagellé par l’âpreté de l’hiver, toujours en éveil, toujours attentif, ouvrant des yeux voraces, anxieux du travail intérieur par lequel allait se former son œuvre gigantesque. Imaginez la plénitude de cette âme parmi le contraste des nécessités communes et des apparitions flamboyantes qui, soudainement, se dressaient devant lui au détour d’un chemin, sur une berge, dans le creux d’une roche, sur le penchant d’une colline, dans le fourré d’un bois, dans une prairie où chantaient les alouettes. Par les canaux de ses sens, la vie multiple et multiforme se précipitait dans son esprit où elle transfigurait en vivantes images les idées abstraites dont il était encombré. Partout, sous son pas douloureux, naissaient des sources imprévues de poésie. Les voix, les apparences et les essences des éléments entraient dans ce travail occulte et l’enrichissaient de sons, de lignes, de couleurs, de mouvements, de mystères innombrables. Le Feu, l’Air, l’Eau et la Terre collaboraient au poème sacré, pénétraient la somme de la doctrine, réchauffaient, l’aéraient, l’arrosaient, la couvraient de feuilles et de fleurs… Ouvrez ce livre chrétien, et imaginez en face, ouverte aussi, la statue d’un dieu grec. Ne voyez-vous pas jaillir de l’une et de l’autre la nuée ou la lumière, les foudres ou les vents du ciel ?

Alors elle commença d’entrevoir comment sa propre vie dérivait dans l’œuvre, qui absorbait tout, comment, goutte à