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LA REVUE DE PARIS

noncé pour la première fois par les lèvres de son ami dans l’ombre que produisait le flanc du colosse armé sur les eaux crépusculaires, depuis cet instant-là, elle avait inconsciemment exalté dans l’esprit de Stelio la nouvelle image, l’avait nourrie de sa jalousie même, de sa peur même, l’avait fortifiée et magnifiée de jour en jour, l’avait enfin éclairée de certitude. Plus d’une fois, au jeune homme peut-être oublieux, elle avait répété : « Elle t’attend ! » Plus d’une fois, à l’imagination du jeune homme insouciant peut-être, elle avait représenté cette attente lointaine et mystérieuse. Tel, dans la nuit dionysiaque, l’incendie de Venise avait allumé d’un même reflet ces deux faces juvéniles, telle maintenant les allumait sa passion ; et ils ne brûlaient que parce qu’elle les voulait brûlants. « Sans doute, pensait-elle, à cette minute même il est possédé par l’image et il la possède. Mon angoisse ne fait qu’exciter son désir. C’est une jouissance pour lui d’aimer l’autre sous mes yeux désespérés… » Et son supplice n’avait pas de nom : car elle voyait s’alimenter de son propre amour cet autre amour qui la faisait mourir ; elle sentait sa propre ardeur l’envelopper comme de l’atmosphère hors de laquelle il n’aurait pu vivre.

— Dès que le vase est façonné, on le met dans la chambre de la fournaise pour lui donner la trempe, — répondait l’un des maîtres à une question d’Effrena. — Si on l’exposait tout de suite à l’air extérieur, il se briserait en mille morceaux.

De fait, on apercevait par un ouvreau, réunis dans un réceptacle qui était le prolongement du four à fondre, les vases brillants, encore esclaves du feu, encore sous son empire.

— Ils sont là depuis dix heures, — disait le verrier, en indiquant la gracieuse famille.

Ensuite, les belles créatures frêles abandonnaient leur père, se détachaient de lui pour toujours ; elles se refroidissaient, devenaient de froides gemmes, vivaient de leur vie nouvelle dans le monde, entraient au service des hommes voluptueux, rencontraient des périls, suivaient les variations de la lumière, recevaient la fleur coupée ou la boisson enivrante.

Xela la nostra gran Foscarina[1] ? — demanda tout bas à

  1. Dialecte vénitien : « C’est notre grande Foscarina ? »