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Page:Revue de Paris - 1900 - tome 4.djvu/42

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LA REVUE DE PARIS

de cet art délicat, rendues parfaites chez l’héritier par l’exercice ininterrompu durant toute une série de générations laborieuses.

— Oui, vous êtes un Seguso, — dit Effrena qui l’examinait. — Vos mains sont la preuve de votre noblesse.

Le verrier les regarda en souriant, le dos et la paume.

— Léguez-les, par testament, au Musée de Murano, avec votre canne à souffler.

Si, perchè i le meta in composta corne el cuor de Canova e le vissole padovane[1]!

Le rire franc des travailleurs courut autour de l’autel ardent, et les coupes naissantes oscillèrent au bout des cannes, roses et bleuâtres comme les corymbes de l’hortensia qui commence à changer de couleur.

— Mais la preuve décisive, ce sera votre verre. Voyons-le.

L’actrice n’avait rien dit, parce qu’elle redoutait l’altération de sa voix ; mais toute sa grâce affable, soudainement réapparue à fleur de sa tristesse, avait accepté le don et récompensé le donateur.

— Voyons, Seguso.

Le petit homme gratta sa tempe moite avec un geste de perplexité, flairant le bon connaisseur.

— Je devine peut-être, — continua Stelio, en s’approchant de la chambre à recuire et jetant un regard d’élection sur les vases réunis. — Si c’est celui-là…

Et voilà que, par sa présence, il avait apporté au milieu du travail habituel une animation insolite, la joyeuse ardeur de jeu que sans cesse il poursuivait dans sa propre vie. Toutes ces âmes simples, après avoir souri, se passionnaient pour l’épreuve ; elles attendaient le choix avec l’anxiété curieuse avec laquelle on attend le résultat d’un pari ; elles avaient hâte de faire la comparaison entre la subtilité du maître et celle du juge. Et ce jeune homme inconnu, qui se trouvait là comme dans un lieu familier et qui savait se mettre au niveau des hommes et des choses avec une sympathie si spontanée et si rapide, n’était déjà plus un étranger pour eux.

  1. « Oui, pour qu’on les mette en compote comme le cœur de Canova et les griottes de Fadoue ! »