Aller au contenu

Page:Revue de Paris - 1900 - tome 4.djvu/45

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
41
LE FEU

couleur se fondirent toutes les couleurs ; et il parut vivre d’une vie multiple en son exiguïté, comme l’iris animal où se reflète l’Univers.

— Imaginez quelle somme d’expérience il a fallu pour produire cette chose belle ! — dit le poète étonné. — Toutes les générations des Seguso, durant une suite de siècles, ont concouru par le souffle et par le toucher à la nativité de cette créature, dans le moment heureux où il fut donné à ce petit verrier inconscient de suivre l’impulsion lointaine et de la transmettre exactement à la matière. Le feu était égal, la pâte était riche, l’air était tempéré ; tout était favorable. Et le miracle s’est accompli.

La Foscarina prit entre ses doigts nus la tige de la coupe.

— Si elle se cassait, dit Stelio, il faudrait lui élever un mausolée, comme fit Néron aux mânes de sa tasse brisée. Ah ! l’amour des choses ! Un autre despote, Xerxès, vous a devancée, mon amie, en parant de colliers un bel arbre.

Elle avait sur les lèvres, où tombait la lisière du voile, un sourire à peine visible, mais continu ; et il connaissait ce sourire, pour en avoir souffert sur la rive de la Brenta, dans la campagne attristée par les statues.

— Des jardins, des jardins, partout des jardins ! Autrefois, c’étaient les plus beaux du monde : des paradis terrestres, comme les appelle Andrea Galmo, consacrés à la poésie, à la musique et à l’amour. Peut-être quelqu’un de ces vieux lauriers a-t-il entendu Alde Manuce parler grec avec Navagero, ou Madonna Gasparina soupirer sur les traces du comte de Collalto…

Ils suivaient un chemin resserré entre les clôtures des jardins désolés. Au sommet des murs, dans les interstices des briques rougeâtres, on voyait trembler d’étranges herbes, longues et raides comme des doigts. Les lauriers de bronze avaient leurs cimes dorées par le soleil couchant. L’air scintillait d’une innombrable poussière d’or, comme les aventurines.

— Doux et terrible sort, que celui de cette Gaspara Stampa ! Connaissez-vous ses Rimes ? Oui, je les ai vues un jour sur votre table. C’est un mélange de glace et de feu. Par