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Page:Revue de Paris - 1900 - tome 4.djvu/50

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LA REVUE DE PARIS

apparut une beauté infiniment subtile et complexe qui émanait d’une concordance nouvelle entre les forces intérieures, d’une mystérieuse orientation de la volonté affranchie. Dans l’ombre qui tombait des plis de la voilette relevée sur les sourcils, sa pâleur s’anima d’une vie inimitable.

— Je n’ai pas peur de souffrir, — dit-elle, répondant à celui qui avait parlé auprès de la rivière lointaine.

Et sa main effleura la joue de son ami.

Il se tut, enivré, comme si elle lui avait donné à boire l’essence même de son cœur exprimé comme une grappe dans ce calice. De toutes les formes naturelles qui les environnaient, dans la lumière diffuse, nulle ne lui parut égaler en mystère et en beauté cette face humaine qui laissait entrevoir par delà ses lignes une profondeur sacrée où, sans doute, quelque grande chose venait de s’accomplir en silence. Il tremblait, attendant qu’elle continuât.

Ils marchèrent, un bout de chemin, l’un à côté de l’autre, entre les deux murs. Humble était le chemin, sourd et mou sous leurs pieds ; mais au-dessus pendaient les nuages radieux. Ils arrivèrent à un carrefour où s’élevait une maison de pauvres gens, presque en ruine. La Foscarina s’arrêta pour la regarder. Les contrevents vermoulus et disjoints étaient maintenus ouverts par un roseau mis en biais. Le soleil bas pénétrait dans la masure, frappait sur la muraille enfumée, permettait de voir les meubles : une table, un banc, un berceau.

— Vous rappelez-vous, Stelio, dit-elle, cette auberge où nous entrâmes, à Dolo, pour attendre le train ? L’auberge du Vampa : un grand feu brûlait sous le manteau de la cheminée ; les ustensiles de cuisine reluisaient contre les murs ; les tranches de polenta cuisaient sur le gril. Il y a vingt ans, cette auberge était toute pareille : même feu, mêmes ustensiles, même polenta. Ma mère et moi, nous y entrions après la représentation et nous allions nous asseoir sur le banc, devant une table. J’avais pleuré, j’avais hurlé, j’avais déliré, j’étais morte par le poison ou par le fer, sur les planches. Je conservais dans les oreilles la résonance des vers, comme celle d’une voix qui n’eût pas été la mienne, et, dans l’âme, une volonté étrangère que je ne parvenais pas à chasser, comme d’une personne qui, luttant contre mon inertie,