Aller au contenu

Page:Revue de Paris - 1900 - tome 4.djvu/54

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
50
LA REVUE DE PARIS

ce sang qui circulait à travers cette substance limitée par les contours communs et pourtant incommensurable comme l’univers. Il lui sembla qu’il n’y avait au monde qu’un seul temple : le corps humain. Il éprouva un anxieux désir d’arrêter cette femme, de se mettre devant elle, de l’examiner attentivement, d’en découvrir tous les aspects, de l’interroger sans fin.

D’étranges demandes lui montaient à l’esprit : « Jeune fille, ne parcourais-tu pas les grandes routes dans le chariot chargé de décors, étendue sur une botte de feuillage, suivie par la troupe des histrions, le long des vignes, et un vendangeur ne t’offrait-il pas une corbeille de raisins ? L’homme qui le posséda pour la première fois ne ressemblait-il pas à un satyre, et, dans ta terreur, n’entendais-tu pas gronder sur la plaine le vent qui emportait au loin cette part de toi-même que tu chercheras toujours et ne retrouveras jamais ? Combien de larmes t’avait-il fallu boire, le jour où je t’entendis, pour qu’Antigone parlât en toi d’une voix si pure ? As-tu vaincu les peuples l’un après l’autre, comme on gagne les batailles pour conquérir un empire ? Les reconnais-tu divers à leur odeur, comme on reconnaît les fauves ? Un peuple se rebella, te résista ; et, en le domptant, tu l’aimas plus que ceux qui t’adorèrent à ta première apparition. Un autre, par delà l’Océan, à qui tu révélas une manière de sentir inconnue, ne peut t’oublier et t’envoie des messages pour que tu lui reviennes… Quelles beautés subites verrai-je naître de ton amour et de la douleur ? »

Là, sur ce pré solitaire de l’île oubliée, sous le clair ciel d’hiver, elle lui réapparaissait telle qu’elle lui était apparue en cette lointaine nuit dionysiaque, parmi les louanges des poètes assis dans le cénacle. La même puissance de fécondation et de révélation émanait de la femme qui venait de dire en soulevant son voile : « Je sais ce qu’est la faim… »

— C’était en mars, je me rappelle, — continua la Foscarina, doucement. — Je sortais dans les champs de bonne heure, avec mon pain. Je marchais à l’aventure ; je me proposais pour but les statues. J’allais de l’une à l’autre, et je m’arrêtais devant elles comme si je leur eusse fait visite. Plusieurs me semblaient très belles, et je m’essayais à imiter