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Page:Revue de Paris - 1900 - tome 4.djvu/65

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LE FEU

malade en qui serait suspendue l’action du mouvement volontaire et qui assisterait à un spectacle d’horreur comme un esprit dans une statue.

— C’est vrai, — poursuivit-il après une pause anxieuse, retrouvant son courage, dominant sa compassion, comprenant que, de sa sincérité à cette minute dépendait le sort de la libre alliance par laquelle il voulait être, non pas diminué, mais grandi. — C’est vrai : ce soir-là, quand je vous vis descendre parmi la foule en compagnie de celle qui avait chanté, je crus qu’une secrète pensée vous guidait, alors que vous veniez ainsi à ma rencontre…

Elle sentit courir à la racine de ses cheveux un froid subtil et ses yeux s’embuer, bien qu’ils demeurassent arides. Ses doigts tremblaient sur la tige de la coupe ; et les couleurs du ciel et des eaux nuançaient le verre oscillant dans cette main douloureuse.

— Je crus que vous l’aviez choisie vous-même… Vous aviez l’aspect de celle qui sait et qui prévoit… J’en fus troublé.

Dans son atroce torture, elle sentit combien lui eût été doux le mensonge. Elle désira qu’il mentît ou qu’il se tût. Elle mesura l’espace qui la séparait du canal, de l’eau qui engloutit et apaise.

— Il y avait en elle, contre moi, quelque chose d’hostile… Elle me resta obscure, impénétrable… Vous rappelez-vous la façon dont elle disparut ? Son image pâlit ; le désir de son chant demeura. Vous, qui l’avez amenée vers moi, vous l’avez plus d’une fois fait revivre. Vous avez vu son ombre là où elle n’était point.

Elle vit la mort. Nulle autre blessure n’avait pénétré si avant, ne l’avait percée plus cruellement. Elle se répétait : « Moi-même ! moi-même ! » Et elle réentendait le cri de sa perdition : « Elle t’attend ! » Et, de seconde en seconde, ses genoux menaçaient de se détendre, sa chair meurtrie menaçait d’obéir à la volonté furieuse qui la poussait vers l’eau. Mais un point restait lucide en elle, pour considérer que ce n’était ni le temps ni le lieu. Sur la lagune commençaient à noircir les bancs de sable, découverts par la marée descendante. À certains moments, le tourbillon intérieur se dissipait derrière une apparence. Elle croyait ne plus exister ;