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LA REVUE DE PARIS

Hugo n’avait que cinquante francs dans son tiroir. La vente du manuscrit et les recettes quotidiennes y apportaient des billets de mille francs qui n’avaient pas l’habitude de s’y amonceler. C’était là une petite fortune qui, encore une fois, tombait à merveille. Madame Victor Hugo était de nouveau enceinte ; le modeste appartement de la rue Notre-Dame-des-Champs, où l’on s’était installé avec un seul enfant, deviendrait bien étroit pour quatre : Victor Hugo avait donc résolu de déménager, et, pour se rapprocher quelque peu du centre et des théâtres, il voulait s’établir sur la rive droite. À la fin de mars, il donna congé, se mit en quête et découvrit un appartement rue Jean-Goujon, tout près des Champs-Élysées, alors déserts, mais où l’on commençait à bâtir. L’appartement était vacant, Victor Hugo allait écrire Notre-Dame de Paris, qu’il serait bon de ne pas interrompre : il décida que, sans attendre la fin de son bail, il emménagerait à la fin d’avril ou au commencement de mai.

On devine avec quel chagrin croissant Sainte-Beuve assistait à tous ces incidents, apprenait cette résolution. Il devenait comme étranger à la vie de son grand ami, à la vie de celle qu’il sentait maintenant être pour lui plus qu’une amie. Et la séparation allait encore empirer par la distance ; il allait rester sans eux, seul dans son quartier lointain, et il ne pouvait, cette fois, songer à les rejoindre.

La publication de son volume, les Consolations, au mois de mars, fit quelque diversion à ses graves soucis. À vrai dire, il ne dut pas revoir sans mélancolie ces pages toutes remplies de ceux qui s’éloignaient au moment où il les eût voulus plus voisins et plus présents que jamais. Qu’avait-il pourtant à leur reprocher ? Tous deux, ils l’accueillaient avec la même joie : il n’était pas un frère moins cordial, elle n’était pas une sœur moins tendre. Ne lui avait-on pas dit tout de suite qu’il serait le parrain de l’enfant ? C’est lui seul, Sainte-Beuve, qui était changé. Son secret lui pesait et le faisait différent de lui-même ; il n’avait plus la vivacité, l’enjouement, la franchise, la liberté d’esprit, les effusions d’autrefois ; dans la maison, il n’était plus chez lui ; lui qu’on y voyait tous les jours et plutôt deux fois qu’une, il manquait assez souvent de venir ; ses visites, jadis si régulières, n’étaient plus qu’intermittentes. C’est par là sans doute qu’il se trahit. Ses amis s’étonnèrent d’abord, puis s’inquiétèrent. Victor Hugo l’interrogea avec sollicitude ; il répondit évasivement, donna des raisons, des prétextes. Un jour enfin, pressé de questions, il avoua sa détresse : brusquement, il s’était aperçu qu’il n’avait pu voir impunément la grâce de madame Victor Hugo à son insu, il en avait été ému autrement qu’il ne fallait. Ce ne serait rien, cela passerait ; mais, pour le présent, il valait mieux qu’il cessât de venir aussi fréquemment, afin de ne pas entretenir sa blessure.