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LA REVUE DE PARIS

l’ai pas trouvée à beaucoup près aussi tendre, aussi bonne, aussi rare, aussi unique, qu’elle pouvait l’être dans l’état d’amitié unique où nous vivions. – Depuis ce temps, je ne suis plus de votre famille, de votre intérieur ; je n’en puis plus être ; je suis retombé après bien des déchirements, vis-à-vis de vous, dans un état intellectuel et d’amitié extérieure ; je ne suis plus un membre de votre être, une fonction de votre vie. Croyez que mon cœur a bien saigné et qu’il en saigne encore quand il souffle dans l’air un certain vent du passé qui rouvre les plaies et fait mourir. – Mais qu’y faire ?…

C’est dans ces dispositions morales que les idées saint-simoniennes me sont survenues ; distraction puissante ; je m’y suis livré ; le rapport qu’elles avaient avec mes variations et mes égarements antérieurs était déjà un lien ; j’ai cru y voir un dernier progrès, une assiette, un couronnement à ma vie si agitée et toujours croulante. J’ai par moments beaucoup de doutes, non pas sur tel ou tel point en particulier mais sur tous ces systèmes généreux qu’on croit répondre à la loi des choses, et j’ai des quarts d’heure de scepticisme absolu et universel. Vous auriez par là une large prise sur moi ; mais pour me ramener où j’étais vis-à-vis de vous, mon ami, à ce que je regretterai éternellement, que faire ?

Cela est si vrai que dans tout ce que vous m’écrivez, et dans tout ce que je vous écris, nous n’osons même aborder par son nom le sujet vrai et si adorable de toute cette dissension.

L’extrait du roman dans le Globe n’aurait pu paraître ; il aurait fallu un jugement en tête à cause de l’orthodoxie du journal, et ce jugement aurait été prématuré. Je serais heureux de faire l’article moi-même ; on me presse là-bas, vous paraissez le désirer ; et, au milieu de mes anxiétés, j’en ai aussi un vif désir. – Je lirai, je causerai avec eux, nous causerons tous les deux ensemble, et si je puis tout concilier avec ce que je sentirai éternellement pour vous, personne et génie, je ferai.

Adieu, tout à vous, mon ami.

Sainte-Beuve

Présentez, s. v. p., mes respects à madame Hugo.