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REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

suit réellement la méthode deDescartes. Qu’on relise l’Esprit des lois : on y verra aisément que pas une vérité n’y est établie sur l’expérience ; on n’y trouvera pas une affirmation qui ne soit rattachée évidemment (avec plus ou moins de succès, peu importe) à des principes antérieurement démontrés. Il n’y a rien chez Montesquieu qui soit légitimé seulement par l’existence, ou comme caractère commun ou constaté de plusieurs existences.

L’expérience lui fournit, d’abord, les figures qui illustrent ses démonstrations, et donnent ainsi à la raison le soutien de l’imagination, par une représentation sensible des objets idéaux. Dans ses deux premières parties, Montesquieu tire de l’histoire le même secours que Descartes tirait de la géométrie, lorsqu’il se proposait « d’éclairer l’algèbre aux clartés de l’intuition géométrique », et donnait « une théorie générale de la résolution graphique des équations[1] ». De là l’indifférence de Montesquieu aux origines de ses exemples : Berne ou Rome, la Chine ou la France, les sauvages de l’Amérique ou la Turquie, la république de Raguse ou l’Angleterre, tout lui est bon, puisqu’il ne s’agit que de figurer sensiblement les idées abstraites. Et de même, il n’a pas besoin d’établir par une critique rigoureuse des textes l’authenticité des faits : ils existent idéalement, dès qu’ils figurent exactement.

En second lieu, l’expérience lui sert de confirmation et comme de preuve. Les effets qu’il a déduits se retrouvent dans la réalité : donc ils sont bien déduits. Les effets contraires se sont produits en réalité là où les principes qu’il détermine n’ont pas été appliqués : donc ces principes ont été bien déterminés ; c’est une sorte de preuve par l’absurde. Là encore nous voyons pourquoi Montesquieu ne s’enquiert pas toujours rigoureusement de l’exactitude des faits s’ils confirment sa déduction, s’ils s’accordent avec elle, il les tient aisément pour vrais.

Enfin l’expérience lui sert à poser des problèmes. Elle lui indique dans quel sens il faut conduire la déduction, qui peut idéalement se développer dans toute direction. Elle lui pose des buts vers lesquels il s’achemine de proposition en proposition. Elle lui suggère des difficultés, des questions obscures et compliquées, qu’il résoudra par les principes. Mais, toujours, dans le maniement de cette réalité, il applique constamment le même procédé d’analyse. Le fait histo-

  1. Liard, p. 62.