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Page:Revue des Deux Mondes - 1835 - tome 1.djvu/308

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REVUE DES DEUX MONDES.

ques, ses injustices, son ambition ; le vieil accent du calvinisme retentissait pour la première fois depuis la mort de Milton. Tout le monde avait sacrifié la pensée à la forme, à l’exemple de Dryden ; Cowper sacrifiait l’élégance de la forme à l’énergie et à l’élan de la pensée. Les poésies didactiques semblèrent pâles ; les élégies et les odes de l’époque furent frappées de glace. L’allure libre, nonchalante, rêveuse, facile, enthousiaste, passionnée de ce misantrope qui n’écrivait pas pour écrire, qui n’avait ni système, ni prosélytes, ni panégyristes, ni journaux inféodés, ni prétention de souveraineté, ni intrigues actives, ni même un ardent besoin de gloire, fut une séduction irrésistible pour la génération nouvelle. Les hommes graves aimaient le sérieux de cette pensée toujours morale et chaste ; les jeunes gens étaient ravis de cet abandon, de cette naïveté de jet, de cet entraînement, de cette sève naturelle. Le poète soulevait toutes les questions, remuait tous les sujets dont la masse publique était occupée ; on voyait que, dans les méditations de sa solitude, les passions du monde extérieur étaient venues retentir. Tantôt il déplorait la concentration des familles dans quelques villes manufacturières, foyers d’industrie, mais aussi de vice et de malheur ; tantôt il provoquait, dans des vers sublimes, l’abolition de la traite des noirs. Embrassant du fond de son asile champêtre l’horizon intellectuel de l’époque, il annonçait, en 1780, la chute inévitable de la Bastille et celle de la monarchie française ; et cet homme, qui ne paraissait occupé que d’étudier le paysage assez uniforme du comté de Cambridge, jetait, à travers toutes ses rêveries naïves, mille lueurs prophétiques et profondes.

Comment donner l’idée d’un talent si complet dans son espèce, si étrange et si ingénu, qui semble marcher à l’aventure, et qui est guidé par une pensée ferme, inébranlable, dominante jusqu’à l’usurpation ; d’un talent capricieux par la forme, familier dans le ton, misantropique par le sentiment, et dont l’inspiration secrète est tendre, attrayante, élevée, puissante même ! La Tâche est un poème comme les Essais de Michel Montaigne sont un traité de philosophie. Aucun plan, aucune distribution des matières ; nulle entrave, nulle règle : une causerie intéressante, une suite de méditations, de rêveries, d’élans lyriques, de souvenirs tendres.