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Page:Revue des Deux Mondes - 1835 - tome 1.djvu/358

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REVUE DES DEUX MONDES.

dont une âme est possédée, s’il est fort, abondant, de trempe durable, s’en sépare bientôt, et devient jusqu’à un certain point distinct du fond même de l’âme. La sensibilité et le talent suivent, chose remarquable, une marche presque inverse : la sensibilité s’émousse, s’attiédit, se désabuse ; elle en vient parfois à se concentrer en des buts fort restreints ; le talent s’affermit, s’assouplit, se généralise. S’il n’y a pas contradiction entre la sensibilité et le talent, il y a au moins surcroît du talent sur la sensibilité. Tout ce que celle-ci a dans le cœur et veut exhaler, l’autre l’exprime ; mais quand elle n’a plus rien à lui inspirer, quand elle sommeille, l’autre veut exprimer quelque chose encore ; il se propose, il provoque autour de lui des sujets de sentiment, il grossit à son gré ses émotions légères ; c’est un organe à part qui réclame son exercice et sa pâture. Quelques génies heureux, parmi les lyriques, semblent, au contraire, conserver jusqu’au bout un accord égal, facile, entre la sensibilité et son expression. Un équilibre naturel, aux larges ondes, règne à souhait entre la source intérieure et l’expansion du dehors. À chaque flot nouveau de sentiment qui gonfle la surface, le talent, comme une nef soulevée, obéit. Aucun son ne meurt en ces ames sans avoir son écho harmonieux, aucune vague sans avoir son écume argentée. Mais pour ces natures mêmes, il est vrai de dire qu’il y a du talent, du génie en plus, disponible encore après l’expression des choses senties. Même quand le flot de leur sensibilité est calme, la belle nef du talent a souvent impatience de voyager. Pour n’aller jamais que jusqu’où l’on sent, pour ne dire jamais que juste, et non pas au-delà, il n’y a qu’un moyen, c’est de ne pouvoir tout dire. Ces talens inférieurs à leur sensibilité, d’une expression bien souvent en deçà de l’émotion ; ces talens qui ne parviennent à rendre ce qu’ils veulent que rarement, et, une fois dans leur vie peut-être, ont un charme particulier à côté des autres plus grands ; ils sont très sincères. Combien de germes étouffés en eux au moment de naître ! Combien de vraies larmes retombées dans la voix qu’elles éteignent, dans le cœur qu’elles noient ! Si quelque chant difficile, modéré, profond pourtant, s’en élève, écoutez-le ! voyez la réalité qui de près l’inspire. L’art ne fait pas ici jouer les larmes sous toutes les couleurs du prisme ; l’harmonie ne multiplie point les sanglots.