Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1835 - tome 1.djvu/404

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
400
REVUE DES DEUX MONDES.

devait se trouver sa maison ; il étendit les bras pour la chercher, et se heurta à une aubépine plantée près du seuil. — C’est ici, — pensa-t-il ; et il avançait la main pour chercher l’entrée, lorsqu’au lieu de la porte, quelque chose de flasque et de flottant céda tout à coup sous l’impulsion de cette main, puis vint le battre à la poitrine, et il sentit tomber sur son front une sorte de rosée humide et gluante. Riwal recula épouvanté. Dans ce moment, la lune se découvrait entièrement, et à sa lueur, il aperçut le cadavre de sa femme suspendu au châssis de la porte, la main droite étendue vers lui, en lui présentant, dans cette main, sa langue et ses yeux qu’on lui avait arrachés ! Riwal poussa un cri terrible. — Marguerite, Marguerite ! dit-il… et il regardait, les cheveux hérissés, la pendue qui vibrait encore à sa corde sanglante… Marguerite ! — Mon père ! dit une voix qui venait de la terre. — Le paysan regarda à ses pieds. Sa petite fille était accroupie au dedans du seuil sous le corps flottant, pâle, les yeux fixes, et n’osant faire un mouvement. Riwal courut à elle et l’enleva dans ses bras. — Marie, Marie ! cria le malheureux, qu’est-ce que cela, Jésus ? quand donc les chouans sont-ils venus ? — Mais l’enfant était si égarée d’effroi et de douleur, qu’elle ne pouvait répondre. Riwal la fit asseoir près de lui, sous l’aubépine, et tâcha de la rassurer ; enfin après des questions réitérées, il apprit d’elle tout ce qui s’était passé. Les chouans avaient voulu venger leurs compagnons dénoncés par la femme de Riwal, et donner un exemple qui jetât l’épouvante dans les campagnes. En se retirant, ils avaient dit à l’enfant : — Avertis ton père que d’ici à huit jours nous mettrons aussi sa langue et ses yeux dans sa main droite !…

Riwal écouta tout ce récit sans pousser une plainte, sans prononcer une parole. Il passa la nuit près du cadavre de sa femme, couché à terre et sa fille dans ses bras. — Cette nuit-là fut terrible, monsieur, me dit-il ; de temps en temps je sentais une goutte de sang qui me tombait sur le visage, et à chaque goutte je répétais : Il faut que je tue autant de chouans que j’aurai de taches rouges ici demain. Cette nuit-là je crus que j’allais devenir fou.

Le lendemain Riwal enterra sa femme, il amena sa fille à un de ses beaux-frères qui demeurait à Saint-Brieuc, acheta un fusil, et se mit en campagne, bien résolu de se venger.

Alors commença pour lui une existence inouie sur laquelle il faudrait écrire un livre, et non quelques pages, une de ces existences de sauvage, comme Cowper sait les raconter : solitaire, rusée, craintive, toujours placée entre la hache et le billot ; une vie de bête fauve avec la prévoyance et la haine de plus. Il ne se montra plus que dans les villes, et seulement de loin en loin, pour se procurer sa nourriture. Quant à la poudre et aux