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Page:Revue des Deux Mondes - 1835 - tome 1.djvu/542

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REVUE DES DEUX MONDES.

D’autres, avec plus de simplicité encore, n’ont pas moins de mélancolie :


La grâce, la beauté, la jeunesse et la gloire
Ne passent point le fleuve où l’on perd la mémoire.


On se souvient de ce vers superbe de la première églogue de Virgile : Canit frondator ad auras. N’en retrouve-t-on pas quelque chose dans ceux-ci ? Il est parlé d’un magicien :


Car je l’entends déjà sur le haut de ces monts
D’une voix éclatante invoquer les démons.


Plusieurs se distinguent par une élégance déjà racinienne :


Celui sur qui le jour ne luit plus qu’à regret…
Je laisse mes troupeaux sur la foi de mes chiens…
Les oiseaux assoupis la tête dans la plume… etc.


Tous ces mérites divers se retrouvent dans le morceau suivant, le plus beau, selon nous, que Racan ait écrit. C’est un vieux berger qui raconte ses malheurs :


Heureux qui vit en paix du lait de ses brebis,
Et qui de leurs toisons voit filer ses habits ;
Qui plaint de ses vieux ans les peines langoureuses,
Où sa jeunesse a plaint les flammes amoureuses ;
Qui demeure chez lui, comme en son élément,
Sans connaître Paris que de nom seulement.
Et qui, bornant le monde aux bords de son domaine,
Ne croit point d’autre mer que la Marne ou la Seine !
En cet heureux état, les plus beaux de mes jours
Dessus les rives d’Oyse ont commencé leur cours.
Soit que je prisse en main le soc ou la faucille,
Le labeur de mes bras nourrissait ma famille ;
Et lorsque le soleil, en achevant son tour,
Finissait mon travail en finissant le jour,
Je trouvais mon foyer couronné de ma race ;
À peine bien souvent y pouvais-je avoir place :
L’un gisait au maillot, l’autre dans le berceau ;
Ma femme, en les baisant, dévidait son fuseau.