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Page:Revue des Deux Mondes - 1835 - tome 1.djvu/544

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REVUE DES DEUX MONDES.

langue tragique. Un berger, retiré du milieu des flots, s’écrie en reprenant ses sens :


...... suis-je vivant ou mort ?…
Quoi ! le ciel ou l’enfer ont-ils quelque flambeau
Qui trouble le repos en la nuit du tombeau ?
Que ne suis-je en ces lieux éternellement sombres ?
Me refuse-t-on place en la troupe des ombres ?
Veut-on qu’errant toujours sous la voûte des cieux,
J’éprouve en tous endroits la justice des dieux,
Ou que mon pâle esprit, vaine terreur du monde,
Se plaigne incessamment aux rives de cette onde ?…


La suite, à part quelques taches, n’est point indigne de ce début. Il était beau d’écrire ainsi douze ans avant le Cid.

L’héroïne du poème, c’est toujours Arténice. C’est ainsi qu’amour et poésie se croisaient, se mêlaient, se confondaient dans l’âme de Racan ; double passion incomplète chez lui, amour sans profondeur, poésie de peu d’élan. Le jour où Arténice fut oubliée, la poésie le fut aussi. Mme de Thermes, piquée d’honneur, épousa je ne sais quel fou de président. Au fait, la comparaison qu’elle faisait de Racan avec M. de Thermes n’était pas à l’avantage du premier. « M. de Thermes, dit Tallemant, était un fort beau cavalier ; les dames attendaient quelquefois pour le voir passer à cheval. » Et voici ce que la même chronique nous apprend de Racan : « Jamais la force du génie ne parut si clairement en un auteur qu’en celui-ci ; car, hors ses vers, il semble qu’il n’ait pas le sens commun. Il a la mine d’un fermier, il bégaie, et n’a jamais pu prononcer son nom ; car, par malheur, l’r et le c sont les deux lettres qu’il prononce le plus mal. Plusieurs fois il a été contraint d’écrire son nom pour le faire entendre. Bonhomme, du reste, et sans finesse, étant fait comme je vous le viens de dire. »

Ce Tallemant des Réaux est un trésor pour notre histoire littéraire. Pardonnons-lui, chrétiens, à cause de cela, le scandale de ses anecdotes. Sans lui, nous ne savions rien du mariage de Racan : écoutons-le donc, c’est lui qui raconte :

« Quand il faisait l’amour à celle qu’il a épousée, et qu’il n’eut qu’à cause que Mme de Bellegarde, hors d’âge d’avoir des enfans,