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Page:Revue des Deux Mondes - 1835 - tome 1.djvu/554

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REVUE DES DEUX MONDES.

sent les hautes montagnes qui ferment l’horizon et séparent la province d’Ajaccio de celle de la Rocca. À l’ouest, ce sont des coteaux labourables. Les vignes y percent partout les rocs, et tapissent le granit, mêlées aux câpriers sauvages.

Aux flancs de ce large amphithéâtre, qui entoure la ville et la domine, point de villages. Seulement, éparses çà et là, solitaires, de petites maisons crénelées, qui semblent les sentinelles avancées de la vieille armée des montagnards corses, frémissant encore sous le joug que la colonie génoise leur imposa vers la fin du xve siècle. Aux murs de ces maisons, si vous allez les visiter, vous verrez, comme dans la Calabre ou la Catalogne, des croix de bois noir posées en mémoire de quelque mort violente ou d’une vendetta léguée de génération en génération.

C’est à Ajaccio qu’est né Napoléon, et dans une de ces casinete, sortes de châteaux forts où le symbole de l’impérissable vengeance est écrit à la porte, Charles-André, comte de Pozzo di Borgo, l’un des inexorables diplomates qui, en 1814 et en 1815, présidèrent aux résolutions des cabinets contre la souveraineté et la personne de l’empereur.

À travers les nombreuses révolutions qu’elle a subies, la Corse a gardé deux populations bien distinctes : l’une, formée des habitans des villes et du littoral, façonnée à la domination étrangère, étrangère elle-même, d’origine italienne, catalane ou provençale ; l’autre, qui vit dans les montagnes, fille du sol, inculte comme lui, demi-sauvage, fière de sa solitude indépendante, fidèle à ses vieilles mœurs, à ses ressentimens héréditaires, avec ses chefs et ses antiques familles, qui n’a pas encore perdu le souvenir de ses longues hostilités contre la plaine et les villes, où elle ne voit qu’une usurpation qu’elle aspirerait peut-être encore à déposséder ! Noble race que celle de ces paysans couverts de peaux de chèvre, si éprise de la liberté, dont elle ne s’est point lassée depuis ses guerres civiles du xie siècle ! Rude noblesse que ces gentilshommes gardeurs de troupeaux, qui bataillaient avec les évêques et les clercs, et obtenaient, comme prix de leur vaillance, le droit d’entrer dans les places fortes de l’île avec cinq hommes d’armes !

La famille des Pozzo appartenait à cette noblesse indomptée de la montagne. Ils résidèrent, depuis le xiie siècle, en un petit fort de Montichi, construction sarrazine, comme il y en a tant en Espagne et quelques-unes encore en France, sur les hautes collines du Rhône. Ils habitèrent ensuite le village Pozzo di Borgo, dont on trouve les ruines à quelques lieues d’Ajaccio. Le voisinage de la cité adoucit bientôt leurs âpres habitudes d’indépendance. Peu à peu ils se rapprochèrent du gouvernement, et