Page:Revue des Deux Mondes - 1835 - tome 1.djvu/63

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
59
CORNILLE BART ET LE RENARD DE MER.

— Pour en revenir au Renard de la mer et à ton grand-père, mon petit Jean, voici ce qui arriva, il y a de cela longues années :

— C’était pendant la guerre avec l’Anglais qui bloquait le port ; nous étions heureusement rentrés de course avec mon père depuis trois jours, et notre brigantin, appelé l’Arondelle de mer, était mouillé dans le hâvre, l’équipage à bord et toujours prêt à saillir dehors[1]. Or donc, un soir d’hiver, que le vent d’aval soufflait de bise et faisait rage, nous étions ici dans cette même salle, bien chaudement près d’un bon feu, fumant du tabac de Rotterdam et buvant de l’ale d’Angleterre avec ton grand-père et un de ses amis, maître Vandervelde le corsaire (celui-là même que sa majesté catholique fit chevalier de Saint-Jacques pour le rémunérer de douze vaisseaux de guerre bien armés et bien équipés que le corsaire avait donnés au roi en pur don et par munificence) ; nous devisions donc paisiblement de guerre et de course au coin de cette cheminée, lorsque tout à coup la porte s’ouvre, cette portière que tu vois là se lève ; et devine qui entra dans la chambre ? Le Renard de la mer, enveloppé d’un grand manteau tout ruisselant, car au-dehors l’eau du ciel tombait à torrent. Sous ce manteau, le Renard était armé en guerre. — Antoine, — dit-il à mon père en le regardant en face, — j’ai besoin de toi, de ton fils, de ton équipage et de ton brigantin. — Quand cela ? dit mon père. — À l’heure même et pour aller en haute mer, — répondit le Renard. Alors mon père s’excusa auprès de son hôte Vandervelde, le fit reconduire par notre valet, et dit au Renard : — Pendant que moi et mon fils allons nous armer pour te suivre, fume une pipe, bois un pot de bierre et sèche toi. — Voilà, mon fils, comme on se devait l’amitié entre matelots dans ces temps-là ; car le Renard de la mer aurait fait pour mon père ce que mon père faisait là pour lui, sans lui demander ni compte ni raison.

Enfin le Renard jeta son manteau sur un chenêt, et approcha du feu ses grosses bottes de pêcheur qui lui allaient à la ceinture. Je crois le voir encore… il avait avec cela une vieille jacquette de buffle et un corselet de mailles d’acier tout rouillé. Il prit donc

  1. Mettre à la mer.