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— Mon père a vendu ses dernières propriétés et jusqu’à la maison de campagne que j’aimais. C’est là que ma mère m’avait élevée, et, pour ainsi dire, cachée, afin de me soustraire aux tracasseries odieuses de cette vie de lucre et de parcimonie, qu’on appelle une honnête industrie. C’est là qu’après la mort de cette malheureuse bien-aimée, j’aurais voulu passer le reste de mes jours dans l’étude, le silence et la prière ; mais la destinée qui me condamnait à être riche, en dépit de mon mépris pour toutes les jouissances du luxe, m’a poursuivie jusque-là. Elle a vendu et rasé mon ermitage ; elle m’a jeté dans ce pays glacé, loin des souvenirs qui m’étaient chers et chez une nation que je méprise. Voilà pourquoi je suis triste quelquefois, car je suis plus heureuse que je ne croyais possible de l’être à une fille qui a perdu sa mère. Je me suis soumise aux habitudes et au climat de cette contrée ; la rigueur de ce ciel mélancolique convient d’ailleurs aux soucis de mon cœur. J’ai rencontré dans ce village un bonheur inespéré. Ce vallon renfermait des êtres qui devaient s’emparer de ma destinée, la fixer, l’asservir et la consoler ! Chose étrange que les desseins cachés de la Providence ! qui m’eût prédit cela, alors que je gravissais les rives escarpées de la Piave, et les forêts terribles de Feltre, si chères au vieux Titien ?

Anima mia, répondit le marquis avec sa tendresse d’expressions italiennes, vous ne pouvez pas vivre dans ce nid de corbeaux, parmi ces bonnes gens qui ne vous vont pas à la cheville, quelque effort que vous fassiez pour les élever jusqu’à vous. Que le cher comte, votre père, ait trouvé à satisfaire ses vues d’intérêt et d’ambition en revenant ici, c’est fort bien, et il a eu le droit de vous y traîner à sa suite ; mais la nature et la société, la voix de Dieu et celle du peuple, vous rappellent dans notre belle patrie. Avec vos talens, votre caractère viril et magnanime, votre courage héroïque, vous êtes appelée à y jouer un rôle actif…

— Croyez-vous ? s’écria Fiamma, dont les yeux brillaient d’un feu sauvage. Ah ! s’il y avait quelque chose à faire pour la liberté ! Si les seigneurs de nos campagnes, si les paysans de nos vallons, si le peuple de nos villes, pouvaient se réveiller ! Si seulement ces généreux bandits de nos Alpes qui se retranchèrent dans les gorges des torrens pour fermer le passage aux soldats étrangers, et qui moururent tous jusqu’au dernier, comme les hommes des Thermopyles, plutôt