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REVUE DES DEUX MONDES.

§ vi. — De la vraie notion de la vie.

Je le répète, on a peine à comprendre comment le dix-huitième siècle, ce siècle novateur, ce siècle qui a produit la doctrine de la perfectibilité, ce siècle terminé par la révolution française, a pu en même temps donner naissance à ce système de l’égalité des conditions. Si, comme le dit ce système, la loi unique des créatures est le bonheur, et si le bonheur est toujours compensé, il n’y a pas de raison pour faire un effort quelconque en faveur du perfectionnement du monde. Autant vaut être fou que sage, méchant que bon. La civilisation n’a rien de supérieur à la barbarie. Fénelon ou Voltaire est l’égal d’un sauvage de la Nouvelle-Hollande ; et l’on arrive finalement à cette conclusion, que le plus heureux des êtres organisés est peut-être le plus simple, une huître ou un corail.

Il suffit qu’une ligne droite s’infléchisse d’une certaine façon pour que ce ne soit plus une ligne droite, et qu’il n’y ait plus entre ces deux choses différentes de commune mesure ; nous regardons même comme des fous ceux qui s’obstinent à chercher la quadrature du cercle : et on a pu supposer qu’il y a une commune mesure de bonheur entre tous les êtres, comme si ces êtres étaient tous de la même nature !

Combien il est plus sage de croire que chaque être a sa destinée propre et spéciale !

Cependant, si le premier axiome de la philosophie que nous combattons était vrai, si le bonheur était non seulement la loi, mais la règle et la fin de tous les êtres, il faudrait en effet que cette sorte de compensation par voie de plus et de moins, d’addition et de soustraction, fût possible, et que son résultat fût le même pour toutes les créatures ; ou bien Dieu nous paraîtrait le plus cruel et le plus absurde des tyrans.

Donc, si cette balance n’est pas vraie, s’il est absurde de prétendre que le sort d’une huître est identiquement égal à celui d’un homme, c’est que le principe même du système est absurde ; c’est que le bonheur, entendu comme il l’est dans ce système, n’est pas la fin des créatures.

Cela nous conduit à réfléchir sérieusement sur la vraie notion de la vie.