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DE LA POÉSIE ÉPIQUE.

cela aucun doute. Les écrivains du siècle de Louis xiv, poussés dans d’autres voies, négligèrent presque entièrement la question de l’épopée. Cette question ne parut décidée en France qu’après l’expérience de Voltaire. On ne reconnut pas alors que les critiques provoquées par la Henriade accusaient l’époque où elle fut écrite, bien plus que le génie même de la langue française. Le xviiie siècle, prêt à délier toute tradition, était le contraire des époques épiques ; et il n’était guère possible que les guerres de la régence réveillassent nulle part l’héroïsme éteint. Par un effort de génie tout individuel, Voltaire s’éleva à de brillantes imitations de la poésie alexandrine et romaine. Mais un homme a beau faire ; dans ce genre de poésie, si la pensée et la volonté de tous ne font pas la moitié de son œuvre, cette œuvre est impossible.

Depuis la Henriade une révolution a surgi. Un bouleversement de tout le passé, des guerres colossales, le monde ébranlé, un nouveau pouvoir instituant une nouvelle époque, non-seulement le monde changé, mais l’histoire redevenue héroïque ; toutes ces choses auront-elles laissé le problème le plus élevé de l’art dans les termes où il était placé ? Évidemment non. Si l’histoire a pris un caractère épique, la poésie fera comme elle. Dans tous les cas il est permis, sans témérité, de tenter aujourd’hui une voie si manifestement ouverte par les évènemens. Ne serait-il pas étrange que le peuple que l’on dit être le plus héroïque dans l’action fût le seul qui manquât, dans sa littérature, du génie des choses héroïques ?

Ce génie, en effet, n’est rien autre, dans une nation, que le sentiment qu’elle a d’elle-même et de son action sur le monde. Aussi n’en connaît-on aucune qui en ait été tout-à-fait dépourvue. Tous les peuples n’ont pas eu un Homère, mais tous ont eu des fragmens plus ou moins grossiers d’Iliade. Si cet élément ne se retrouve pas dans la littérature française, c’est, il semble, la preuve la plus convaincante que le développement de cette littérature n’est pas achevé, et qu’au contraire il lui reste toute une phase à parcourir.

Quoi qu’il en soit, c’est en s’appuyant sur les idées qui précèdent que l’auteur a été soutenu dans sa tâche. Il n’ignore pas que cette tâche est du nombre de celles qui ne s’accomplissent pas en entier par un seul homme. Il faut ici que beaucoup périssent pour qu’un seul survive, et le premier qui tente d’exécuter cette œuvre en est presque infailliblement victime. Combien de poètes incon-